De là où je suis vol.07 – Quand la jeunesse confond parade et sentiment

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L’homme et la ville sont tels deux vieux amants. La ville lui parle de tout et de rien. L’homme l’écoute sans ciller et parfois témoigne.

Quai M2 Flon / 12.03.2011 / 23h07. Encore un samedi soir sans promesses et sans miracles à l’horizon. Juste l’habituelle perspective d’un rituel mesuré, dont la saveur s’effile au fil des années. Comme toujours, les mots claqueront sur les langues, s’élèveront un court instant avant de s’évaporer presque immédiatement dans l’air saturé de décibels. Comme toujours, les verres danseront sur les tables, deviendront les étoiles de ces scènes boisées, avant de finir inexorablement noyés dans l’eau savonneuse. Comme toujours, les éclairages se refléteront sans force sur les murs fatigués, valseront au rythme des silhouettes indistinctes, avant de devenir flous et crépitant d’épuisement. Puis, la chaleur des intérieurs cédera sa place au froid sec de la nuit et l’indifférence remplacera la proximité. Parcours purement transitoires, nos alleées et venues sur le macadam se rythmeront des échos des talons hauts et des quelques rires et cris épars. Enfin, les minutes défileront péniblement et se graveront d’un vert sans vie sur nos rétines impatientes. Une nuée de gloussements se fera alors entendre du haut des marches et petit à petit une multitude de jambes noircies de nylon se révèleront à nos yeux transis et bouillants.

Et d’un coup, le temps ne me semble plus aussi long. Mon attention et toute celle des autres personnes présentes sur le quai se focalise comme par automatisme vers cette nuée bruyante. Toutes les énergies semblent diverger en direction de cette étrange, et pourtant familière, compagnie. Bottines noires aux talons exagérés, shorts couleur d’ébène moulants à souhait, bas noirs juste assez transparents, longue chevelure lissée et colorée d’abîme, maquillage noir tirant parfois sur le violet, haut H&M noir d’un classique sans faille… seuls les bijoux qu’elles arborent scintillent et relèvent la composition monochrome de leur accoutrement. Perdu au milieu de ce marasme, j’arrive néanmoins à distinguer un semblant d’expression sur leurs visages. Écrasés par le mascara et le fond de teint, ces derniers sont pourtant difficilement lisibles, mais j’y décèle quand même l’innocence et la fragilité de la jeunesse. Leur apparence ne trompe personne. Elles doivent avoir entre 14 et 16 ans. Dictés par les couvertures de Elle, Vogue ou encore Closer, leur apparats se veulent attirants, fatals, voire aguicheurs. Désireuses et impatientes de devenir femme, elles cachent leur inexpérience derrières ces allures d’allumeuses, ces rires équivoques et cette timidité apparemment toute relative. L’emballage est certes attrayant, mais n’arrive en rien à cacher la nature de ce qu’il emballe. Au contraire, il creuse d’autant plus ce fossé et ne fait que révéler la supercherie.

Alors, les voilà qui gloussent, ces jeunes filles pleine de vie. Personne n’arrive vraiment à saisir ce qu’elles se disent, ce qu’elles chuchotent dans leurs messes basses ponctuées d’embarras. Ce qui est sûr, c’est que ces discussions sont animées et souvent cadencées par des haussements de voix aigus et incontrôlés. L’un d’eux me raidit l’échine et c’est alors que les termes « poulette » et « basse-cour » s’affichent devant mes yeux. Ce groupe si bruyant et si magnétique s’agglomère dans un coin, leur bout de territoire, et ne se désolidariserait pour rien au monde. Le nombre les protège et leur donne confiance. Les coquelets, quant à eux, restent aussi à bonne distance. Ils prouvent leur valeur et montrent leur virilité grâce à une indifférence mal interprétée, faisant ainsi mine de maîtriser la situation et d’être les rois du quai. Mais leur transpiration nerveuse sent bien plus la timidité adolescente que la testostérone.

Entre les deux camps, les regards non assumés s’échangent entre timidité et fausse ignorance. Les poulettes jouent les innocentes et se concertent après chaque croisement visuel, toutes émoustillées d’avoir aiguisé l’intérêt d’un coquelet. Ces derniers préfèrent alors bomber le torse, en feignant de n’y prêter aucune attention, même si en cachette, un sourire de satisfaction leur courbe les lèvres. Spectacle fascinant pour le passant lambda, cet étalage d’apparences n’est finalement qu’un jeu, un jeu de séduction maladroit et surtout innocent. Rien de bien dérangeant, à vrai dire. La découverte de la séduction, les premiers émois amoureux, les frissons inédits et l’apprentissage  des relations avec le sexe opposé sont le lot de chaque adolescent. Chacun de nous ayant vécu des instants similaires, peut sans mal comprendre et même sourire de nostalgie devant cette scène, devant la magie d’un premier baiser ou l’excitation d’un flirt innocent.

Debout sur le quai, j’admire cette ébullition de sentiments et de chair, partagé entre envie et dégoût. L’envie de revivre cette période pleine de découvertes hallucinantes et le dégoût de ces filles qui ne cachent plus aucun mystère. Les images de Thirteen me viennent alors en tête et je ne peux m’empêcher d’être triste devant cet étalement d’atouts non-conscients. Quelle valeur se donnent-elles ? Savent-elles quels signaux leur attitude renvoie ? Et qu’apprendront ces garçons face à cette chair à peine dissimulée et a priori facile d’accès. Qu’apprendront-ils ? Que les filles sont faciles et dociles, qu’ils n’ont qu’à demander. L’adulte, lui, saurait faire la part des choses, mais l’adolescent en pleine construction émotive saura-t-il prendre assez de recul et voir la femme derrière le maquillage, la personne derrière l’accoutrement ?

Ce risque, notre société le prend au quotidien. Placardé dans les rues, omniprésent dans la petite lucarne et vedette des magazines, le corps de la femme est devenu un objet commercial. Un objet dont la valeur quasi-sacrée est désormais un argument marketing que l’on jette en pâture aux consommateurs, qui suivant leurs instincts primaires, s’empresseront d’acheter le gel douche Tahiti et/ou la nouvelle Audi. Cet étalage médiatique montre la nudité féminine comme normale et acquise, à l’instar des films pornographiques qui banalisent, eux, la soumission féminine. Sans justes repères, les jeunes générations se calquent ainsi sur ce flot ininterrompu d’images et créent des comportements faussés, pouvant mener à la non-considération de l’essence même de l’humain. Est-ce une bonne manière d’apprendre l’amour et le respect mutuel ?

Loin d’être vieux jeu ou alarmiste, je m’étonne de la rapidité avec laquelle les mœurs évoluent. Au rythme d’Internet, des iPhones et de la soupe musicale radiophonée, tout s’accélère sans prendre le temps d’être digéré. Les générations s’enchaînent  et le temps de vivre n’existe plus. Il faut être à la pointe, il faut surtout être en avance. Et même l’adolescence se range à cette mesure. Période difficile mais essentielle, elle est désormais écourtée dans l’impatience d’être sexuellement actif, d’être adulte et indépendant… de faire comme les grands. Mais nous savons tous que le vite fait, bien fait n’existe pas et que la désillusion n’est jamais loin.

Alors quand je repense à ce début de soirée aux accents monotones, je me ravise. Et rempli d’une tristesse distante, je monte dans le métro pour continuer mon étude fascinée, au rythme de leurs voix de plus en plus expressives, alcool aidant.

Et, autour, la ville me regarde. Elle m’a encore pris de court et je n’arrive toujours pas à la cerner.

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Florian Poupelin

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