De là où je suis vol. 06 – Quand l’indifférence nous prend en otage

Posté dans : Au quartier 1
L’homme et la ville sont tels deux vieux amants. La ville lui parle de tout et de rien. L’homme l’écoute sans ciller et parfois témoigne.

Rue centrale/28.01.2011/8h43. La grisaille matinale semble s’agglomérer autour de ma tête. Le ciel ne me fait aucune promesse et le vent me tend l’échine. Mes muscles sont encore à moitié endormis et seule la vitre, contre laquelle je m’appuie, m’empêche de finir sur le sol. Putain d’hiver ! Puis, le bruit des freins et le mouvement du bus m’éveillent, suffisamment pour que malgré moi mon doigt appuie sur le cercle vert et que les portes s’ouvrent. Je m’engouffre alors dans ce compartiment mobile ergonomiquement préprogrammé et l’air chaud m’enveloppe soudainement. Je me poste à nouveau contre une vitre pour assurer mon équilibre. Mes muscles se détendent légèrement et mon esprit commence à vagabonder autour de moi, au rythme des allées et venues des passagers, des bruits étouffés des lecteurs MP3, des froissements de papier journal et des conversations. C’est alors que je remarque une voix que j’avais ignorée jusqu’alors, trop concentré sur ma personne et sur mon état de veille.

Un homme se tient à l’avant du bus, à côté du conducteur. Il parle fort et gesticule beaucoup. Ses bras s’animent de spasmes brutaux et parfois incontrôlés. Ses jambes sont vacillantes, mais il se débrouille toujours pour éviter la chute de justesse. Ses paroles fendent l’air comme des couteaux, cassant l’atmosphère tranquille et endormie de ce bus matinal. Il crie même quelques fois pour appuyer son argumentation et pour convaincre les passagers du bien-fondé de ses dires. On l’imagine facilement avocat dans une cour bondée, faisant preuve de dextérité verbale et pesant chacun de ses mots pour ensuite délivrer une vérité universelle et salvatrice. Mais malheureusement cette mise en scène ne nous reste pas longtemps en tête et l’image d’un pantin désarticulé, à qui l’on aurait oublié de greffer un cervelet, vient vite la remplacer.

Tous ces connards, là ! Regarde-moi ça. A marcher comme des cons pour aller gagner leur putain de pognon. Et vous, regardez-vous. Tristes, vous êtes tous tristes, à tirer la gueule. Tristes, tristes, tristes. Et toi, la salope ! T’as bien l’air joli assise là avec tout ton maquillage et tes habits chers… Salope ! Bien sûr, cet homme est ivre. Ses vêtements empestent, ses cheveux sont emmêlés et brillants de graisse, il est noir et ses yeux sont aussi vitreux que ceux d’un cadavre. La relative lucidité dont il fait preuve est bien trop rhétorique et brutale pour faire réagir quiconque. Les gens autour de lui se concentrent un peu plus sur leur journal, regardent un peu plus loin par la vitre, font un peu plus semblant de somnoler, suivent un peu plus le rythme de la musique qu’ils ont dans les oreilles. On essaie de l’ignorer, car notre arrêt arrive bientôt et que de toute manière on l’aura oublié une fois retourné dans le froid hivernal.

Ne dérogeant pas à la règle, je me plonge d’autant plus dans mon roman. Mon trajet ne dure encore que deux minutes et je n’ai pas le courage d’intervenir, mais plutôt la force de le supporter. J’ai d’autres choses à penser, des choses plus terre à terre, plus agréables et plus égoïstes surtout. Alors quand il déclame son dégoût du capitalisme et de l’aliénation qu’il provoque, je suis d’accord avec lui, mais bien trop à l’aise dans mes habitudes et mes préjugés pour faire quoi que soit ou pour remettre en question ma petite vie réglée où je ne dois penser qu’à aller travailler, qu’à faire les courses, qu’à regarder la télé et autres activités humainement enrichissantes… Et puis de toute façon, je n’ai qu’à faire abstraction et tout se passera pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Mais, la chose devient plus compliquée lorsqu’il s’avance vers le milieu du bus, s’assoit en face d’une jeune femme apprêtée et commence à lui parler et bientôt à l’insulter. De là où je suis, je sens son regard se baisser et se fixer sur ses bottes de cuir noir. Je sens ses épaules et sa nuque se contracter. Je sens le malaise qui habite cette femme. Elle ne réagit pas et fait comme nous autres, elle l’ignore. Je me demande alors s’il n’a pas raison. Car face à ce débit d’injures, cette femme préfère conserver son calme, quitte à mettre son amour-propre à rude épreuve, plutôt que de se défendre et d’envoyer cet ivrogne sur les roses. Je regarde alors autour de moi et je vois tous ces gens qui feignent l’ignorance. Ils me répugnent. Et je me répugne aussi, car je suis comme eux. Qu’est-ce qui a bien pu nous amener vers tant d’indifférence ? Sommes-nous à ce point civilisés et bien éduqués que personne n’ose intervenir et stopper cette agression ? Notre société nous a-t-elle à ce point coupés de notre vraie nature ?

La réponse à ces questions pourrait être discutée pendant des heures. Je range donc ce débat existentiel dans un coin de ma tête et essaie de penser à autre chose. Mais mon esprit ne se laisse pas si facilement duper et remonte de ma mémoire un souvenir révélateur. Une mère engueule sans ménagement sa petite fille d’à peine 6 ans, qui vit apparemment très mal la colère ininterrompue qu’elle subit. La mère frôle presque l’hystérie et crie de plus belle. Cela fait maintenant cinq minutes que ça dure. Nous sommes peu dans le bus et là aussi, personne n’ose réagir. Bientôt, un jeune aux allures de vagabond-punk et à l’odeur corporelle prononcée monte. Il ne lui faut que quelques secondes pour intervenir et pour remettre la mère à sa place d’une manière aussi brutale que brève. Comme sortie d’une transe, elle réalise alors ce qu’elle était en train de faire et commence à s’excuser auprès de sa petite fille qui, les larmes aux yeux, regarde le sol. Si ce jeune homme n’était pas intervenu, qui sait jusqu’où cela aurait pu aller.

De retour à la réalité, le bus s’est arrêté, les portes s’ouvrent et la femme insultée sort la première. Si quelqu’un était intervenu, l’homme ivre se serait sans doute rendu compte de la portée de ses mots et cette femme ne serait pas sortie de ce bus aussi triste et blessée qu’elle semblait l’être. Puis, je rejoins à mon tour le trottoir et la culpabilité commence à m’accabler. Etait-ce si dur d’intervenir et de mettre fin à ce malaise ambiant ? Cette question s’installe dans ma tête quelques minutes avant de disparaître et de laisser sa place à des soucis plus quotidiens et réalistes. Mais, au fond de moi, je sais que cette interrogation est toujours là, quelque part, et qu’un rien peut la faire réapparaître.

Et, autour, la ville me regarde. Elle m’a encore pris de court et je n’arrive toujours pas à la cerner.

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Florian Poupelin

  1. Avatar
    jmemeledetout
    | Répondre

    J’ai beaucoup aimé la façon dont vous décrivez cette expérience, l’humilité qui s’en dégage. Cela me fait penser à un autre blog que j’aime visiter, Me Mô, avocat, qui décrit ses impressions face aux tourments auxquels il est confronté intérieurement dans les circonstances juridiques.

    C’est difficile de réagir lorsque l’on est confronté à des situations comme cela. Tout aussi difficile de ne pas réagir… et très facile de se culpabiliser d’une non-réaction.

    Je crois que la réaction doit être spontanée ou ne pas être. A partir du moment où l’on réfléchit, on ne le fait plus, des tas de facteurs entrent en considération inconsciente pour la plupart, la peur, l’éducation, le conformisme et toutes ces choses auxquelles on est confronté depuis sa naissance, dans un pays qui pourrait recevoir le prix Nobel du mustisme de ses citoyens

    Dans ce contexte-ci, je dirais, que la personne en état d’ébriété, n’aurait entendu ni écouté personne, comme toutes les personnes en état d’ébriété… il aurait fallu attendre qu’il ait cuvé.

    Par contre, il aurait été utile de descendre du transport public en même temps que la dame qui était en face et a été choquée par cette agression et lui proposer d’aller boire un café.

    Cela aurait pu la détendre et l’apaiser face à cette agression de savoir qu’au moins une personne avait reconnu sa souffrance et lui venait en aide, ne serait-ce que 5 minutes.

    Mais on ne peut pas toujours faire cela non plus, ce peut être parfois au risque de perdre son travail parce que l’on arrive en retard.

    Merci pour ce texte, il est très beau et très touchant.

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