De là où je suis vol. 03

Posté dans : Politique 2
L’homme et la ville sont tels deux vieux amants. La ville lui parle de tout et de rien. L’homme l’écoute sans ciller et parfois témoigne.

Avenue Georgette/11.11.2010/13h24. Ce rouge m’agresse les rétines, cette moustache m’horripile, cette barre noire m’aveugle et  cette peau me révulse. Mon esprit se sent pris au piège, comme un animal traqué. Semblables à trois monstres tapis, ces trois lettres n’attendent que le plus infime signe de faiblesse pour me sauter à la figure et m’immobiliser, comme si ce choix n’était plus mien. Ce faux fondu blanc, lui, aimerait bien m’adoucir et faciliter mon jugement, en me caressant gentiment dans le sens des cils. Et quant à ces mots, mon vocabulaire n’est semble-t-il pas assez étendu pour prendre la peine de les décrire.

Cette image empeste la manipulation à plein nez. Elle a beau être là sur ce mur, elle n’est pas plus vraie que l’est ce fameux Yvan S.  Modifier le réel, voilà ce qu’elle cherche à faire, voilà ce qui l’intéresse. C’est ainsi qu’elle a été programmée. Le seul but de sa présence est de prendre mon esprit en otage et de lui insinuer des pensées qui ne sont pas les siennes. Ce pour créer chez lui une impression, un ressenti provoqué. Ses créateurs ont visé juste, ils savent sur quels boutons appuyer. Car en effet, tout est là: le crâne rasé, la chaîne d’argent, le menton imposant, la moustache dominante, la bouche provocante et la peau presque suintante. Rien de tel qu’un bon vieux stéréotype pour réveiller les stigmates d’une peur qui, enfouie au fond de nous, n’en est pas pour autant amoindrie. L’inconnu nous effraie, l’autre est une menace potentielle. On nous a appris à ne pas parler aux étrangers. L’UDC l’a bien compris et sait que notre cerveau reptilien ne doit pas être sous-estimé.

Et cette méfiance, qui de prime abord avait presque conquis mes peurs les plus profondes, finit par se prendre à son propre jeu et retourne ses armes contre elle. Comment ne pas voir l’énormité qui s’affiche sans pudeur dans les rues de notre ville bien-aimée? Comment ne pas prendre conscience de la lâcheté qui transpire de cette image? Voilà tout ce qu’elle m’inspire désormais: de la lâcheté pure et simple. Celle de ses instigateurs d’utiliser nos points faibles pour essayer de nous rallier à leurs idées, à leur « cause ». Mais apparemment, quelque chose leur a échappé. Ils n’ont pas pris en compte l’intelligence de celui qui subit cette image, sa capacité à analyser et à décortiquer ce qu’il voit, ce qu’il entend, à ne pas tomber dans le piège.

Mais qu’est-ce que je fais ici, moi? Cette affiche m’a tellement happé que mon esprit accaparé par tant de préjugés se retrouve déconnecté de la réalité. Il y a une minute, je gambadais en paix dans la rue, l’esprit léger et les pas rythmés. Et maintenant je reste planté là devant ce mensonge qui me surplombe et qui m’écrase comme une ombre qui n’a de cesse de m’envahir. Mon esprit commence alors à voguer vers des eaux plus noires, plus indélébiles et ma brève joie de vivre s’y dissolue avec une aisance inattendue. D’autres pensées s’invitent ainsi en moi et l’air de vérité qui m’entoure ne semble pouvoir rien y changer.

Français d’origine, je voyais la Suisse comme une sorte d’Eden, où tout n’était que bonne entente, gentillesse, propreté et respect. Mais j’ai vite compris que ma naïveté de jeune premier n’avait pas entièrement lieu d’être. Chaque pays fait avec ce dont il dispose et chaque ressortissant y trouve (ou non) réponse à ses aspirations. La Suisse ne déroge pas à cette règle, car même s’il y fait bon vivre et respirer, quelques points noirs finissent tôt ou tard par pointer le bout de leur nez. La plupart d’entre nous les connaissent bien ces ombres au tableau, mais celle qui me peine le plus s’invite à présent au cœur même de ma ville, sur ses murs et dans ses rues, pour finir par s’immiscer dans l’air. Face à cela, j’aimerais pouvoir crier, me révolter et me présenter aux urnes afin d’y glisser mon infime et pourtant si importante voix. Mais cette utopie n’existe que dans ma tête. Je ne suis après tout qu’un étranger de plus perdu dans la foule, un Français qui plus est. Alors la seule chose que je puisse encore faire, c’est écrire. Écrire pour essayer d’enlever les quelques œillères qui passeraient dans les parages. Je dois aussi ravaler ma fierté et mon impuissance, en essayant d’oublier ce mois d’avril 2002 où, trop jeune d’une année, je n’avais pu voter contre le borgne. Celui qui quelques jours plus tard était placardé sur la banderole que je brandissais fièrement, faute de pouvoir faire plus. Car même si Le Pen rime difficilement avec Blocher, leur moule, lui, reste identique et personne n’a encore réussi à le briser.

Mes rêveries diurnes arrivant à leur fin, mes yeux se détachent du goudron délavé pour s’arrêter sur un banc, sur lequel on peut lire: Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires […], ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes. La déclaration universelle des droits de l’homme n’a que 62 ans, et pourtant j’ai l’impression qu’elle ne subsiste dans l’esprit des gens que sous forme officielle, et non plus officieuse. Mais là où l’homme semble avoir oublié, la ville garde toujours à porté de main cette mémoire commune et indispensable.

Ce texte devrait me rassurer, me redonner espoir en l’humain et en l’avenir, mais la peur rode toujours en moi. La peur que cette initiative soit acceptée, comme ce fut le cas pour celle contre les minarets. La peur que ce pays que j’aime ne soit une fois de plus stigmatisé. La peur qu’une porte qu’on croyait à jamais fermée depuis 1945 ne se rouvre. Il n’y a plus qu’une chose dont je sois sûr désormais. Cette émotion profondément ancrée en moi me le crie et mes yeux s’embrument quand je l’entends. Je ne veux plus jamais vivre un jour comme ce 21 avril 2002. Je ne veux plus jamais me lever et sentir cette boule me scier le ventre à l’écoute des nouvelles. Je veux juste croire en l’humain.

Mais heureusement le sourire me revient quand je repasse quelques temps après devant la même affiche. Ornée de tags révoltés, elle fait désormais pâle figure sur ce mur. Et je sais maintenant que je ne suis pas seul.

Et, autour, la ville me regarde. Elle m’a encore pris de court et je n’arrive toujours pas à la cerner.

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Florian Poupelin

2 Responses

  1. Avatar
    urlu
    | Répondre

    Une des choses qui me dérangent sur les affiches UDC est la couleur utilisée par ce parti:
    rouge,noire,blanc.Couleurs qui me rappelent étrangement un certain drapeau qui a flotté sur l’Europe
    pendant 5 ans,lors des années quarante…

    • Avatar
      Berlu
      | Répondre

      Il ne faudrait pas non-plus verser dans le n’importe quoi Urlu…

      Parce qu’à ce moment là, le délire paranoïaque peut aussi cibler le PS. Du noir, du blanc, du rouge, Socialiste ? Mon Dieu, pourquoi n’y avons-nous pas pensé avant ! Les planqués !

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