Cinq francs, le prix d’un toit pour la nuit

Posté dans : Société 0
A Lausanne, la Marmotte, unité d’accueil de l’Armée du Salut, héberge chaque jour une trentaine de personnes. Visite dans cet univers pas tout à fait ordinaire.

«Eh excuse moi, t’as pas deux balles, c’est pour aller à la Marmotte». Ce mercredi soir vers 23h00 ce gaillard à la voix teintée de l’accent riponnien n’a pas eu de bol. La Marmotte, j’en venais, je savais que les dortoirs étaient complets et que les inscriptions fermaient à 21h30. Je savais aussi que la grande majorité des 30 pensionnaires étaient déjà en train de se glisser dans les draps d’un lit de fortune, en essayant de ne pas trop penser au lendemain et en oubliant de faire de beaux rêves. Pour ne pas retomber trop douloureusement dans une réalité poisseuse et pourrie. Et, je savais surtout que je n’avais pas retrouvé en cet endroit, la majorité des gars qui m’avaient un jour ou l’autre demandé deux balles. Certes, il y en avait quelqu’uns, de ces chasseurs de monnaie facile, de ces professionnels du décapsulage de bière, de ces amateurs de montées vertigineuses et de descentes foireuses. Mais, il y en avait moins que ces personnes squatteuses de rue passant inaperçues. Vêtements soignés et verbe aiguisé, cheveux brossés sur le côté et laqués. Ces personnes en jeans, sweat et baskets, qui transportent l’air de rien, les affaires du quotidien dans un sac de voyages. Passants qui se noient dans le fleuve de la masse, tout en étant repoussés vers ses rives. Vies parsemées de petites misères qui se transforment en gros bordel. 

Ce n’est pas le cas de Didier, la cinquantaine, qui, au petit matin, quittera la Marmotte pour vaquer à son activité professionnelle. Car, pour lui, ce lieu est une alternative rentable et conviviale à son appartement. «Je me suis fait quitter par ma femme, et je me suis retrouvé à la rue. En ce moment, j’ai un appartement, mais mon activité professionnelle m’amène souvent sur Lausanne, je profite donc de dormir ici. » Quelle est son activité professionnelle ? Ou est son appartement ? Il ne veut pas le dévoiler. Bizarre, soit. Mais, emblématique du fait que la Marmotte est un lieu au croisement de  chemins de vie hétéroclites. 

«J’étais médecin anesthésiste, avec une maison près de Sierre. Mais, je suis tombé malade, le cancer, j’ai alors du prendre un congé. Puis, pendant que j’étais à l’hôpital, mon ancien copain a vidé l’entier de mon compte en banque. Par une succession de circonstances, je me retrouve désormais à devoir dormir ici (ndlr : à la Marmotte) ou au Sleep in à Renens.» A 52 ans, Bruno*, n’a pas encore eu le courage d’annoncer sa situation actuelle à ses parents. Et pourtant, l’enchaînement d’événements continue. Tabassé par le frère de son ami actuel, qui ne supporte pas leur grande différence d’âge (env 25 ans), il vient de passer deux mois à l’hôpital. En attendant une bonne guérison pour reprendre le travail et le confort d’un appartement, il partage donc ses nuits entre les deux établissements.  «Nous sommes obligés de limiter le nombre de nuits (ndlr : 15 nuits/ mois), pour montrer que nous restons une structure d’accueil d’urgence et non pas un lieu de résidence bon marché», note Sara Hefhaf, gérante de la Marmotte. Pour cette même raison, la structure n’est ouverte que de 20h30 à 8h30. «Les gens qui travaillent ici sont cool, mais le matin, le réveil, ça énerve. Ils pourraient au moins nous laisser rester jusque vers 9h00, 9h30», s’emporte Pierre*, un habitué de l’endroit. Pour certains pensionnaires, le temps passé au chaud, dans un espace où le bitume est remplacé par un matelas, semble s’évaporer à la vitesse de la tombée de la nuit.

Contrairement à un cliché bien installé, toxicomanes et alcooliques en désinsertion, ne sont pas les seuls à user les chaises de son réfectoire. Les cinq francs que demande la Marmotte pour un lit, une collation, une douche chaude et un petit déjeuner, des personnes d’horizons divers se voient contraintes de les débourser.  A l’image de Jakub, 29 ans, un polonais arrivé en Suisse il y a environ un mois. «J’ai vécu durant longtemps en Angleterre, mais j’en avais marre. J’ai donc décidé de partir en Suisse pour nouvel an. Après avoir un peu voyagé dans tout le pays, je cherche maintenant un travail fixe. Car, pour l’instant, je donne juste des cours d’anglais à deux étudiants». Ayant usé de toutes ses économies et ne pouvant plus être hébergé par sa connaissance à Lausanne, c’est la deuxième nuit qu’il dort dans l’établissement. Au cœur de son terrier, la Marmotte accueille des quotidiens plus ou moins écorchés. Arpenteurs de pavés qui viennent  y chercher, un gîte pour la nuit et un peu de compagnie.

Il est 22h30,  la TV diffuse un match de foot, dans le réfectoire, quelques paroles s’échangent encore. La majorité des pensionnaires sont pourtant dans leurs chambres. A minuit, les lumières s’éteindront,  promesse d’une courte trêve. «Bonne soirée mademoiselle, faites de beaux rêves» me lancent deux pensionnaires, alors que je quitte les lieux. Vous aussi messieurs, continuez à rêver, du moins encore un peu, juste ce qu’il faut pour avoir le courage d’avancer.

Je pars, et, dans la rue sombre qui jouxte le bâtiment, mes pas claquent, comme la baffe de ce qu’on évite de voir, mais qui existe, là, juste au coin du trottoir. 

*prénoms d’emprunt

Laureline Duvillard

Laureline Duvillard

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.