Changement d’État

Posté dans : Carte blanche 2
Avec cet article, le Lausanne Bondy Blog inaugure une nouvelle rubrique « carte blanche ». Le principe est d’offrir notre plate-forme à une personne qui n’est pas membre de l’association mais qui a des choses à dire sur un sujet qui le concerne. Pour essuyer les plâtres, c’est avec un grand plaisir que nous publions un texte de Sidrik, 34 ans, tunisien installé en Suisse depuis 5 ans et qui nous parle de la révolution de Jasmin et de ses conséquences pour la Tunisie et ses habitants.

Jeudi 23/06/2011 | Posté par Sidrik

En décembre 2010 et janvier 2011, la Tunisie a connu un soulèvement populaire d’une ampleur jamais atteinte auparavant. Ce soulèvement, démarré dans la rue, a eu pour conséquence la fuite de l’ex président Ben Ali et a profondément changé le pays tout entier. C’est au sujet de ce profond changement que je souhaite écrire.

Je suis citoyen tunisien. J’ai grandi en Tunisie et j’ai connu jusqu’en Janvier 2011 deux présidents. J’ai vécu la fin du régime du Président Bourguiba survenue le 7 Novembre 1987 (1) et la prise de pouvoir par Ben Ali (qualifiée de coup d’état médical). J’avais 10 ans lors de ce coup d’état.

Depuis et jusqu’au 14 Janvier 2011, 18h, Ben Ali a été le président d’une république qu’il dirigea despotiquement en imposant un pouvoir absolu et où, évidemment, toute opinion différente ou, encore moins, contraire à la sienne était durement muselée. A cet effet, il quadrilla le pays d’agents de police dont l’unique fonction était d’appliquer cette autorité sur les citoyens. Dans ce cadre sécuritaire et ultra contrôlé, il était impossible, sans courir un grand risque, d’émettre une opinion politique.

Même dans la sphère privée, chez soi, au milieu de sa propre famille, cela pouvait s’avérer risqué. Les lignes téléphoniques étaient sur écoute tout comme la navigation sur le net ainsi que l’envoi d’e-mails. Bien que nous ne possédions pas de preuves tangibles de ces espionnages, on s’en doutait tellement que nous étions extrêmement méfiants et évitions de dire ou d’écrire quoi que ce soit qui pouvait ressembler même de très loin à de la critique. Nous évitions tout simplement le sujet. Et même réunis autour d’une table, derrière des portes et fenêtres fermées, nous n’étions pas tranquilles. En réalité, nous avons développé une paranoïa qui était sans cesse renforcée par les abominations opérées par ce régime.

Ça, c’était avant Janvier 2011. Depuis, les tunisiens n’ont plus peur de grand-chose, en tout cas ils n’auront plus jamais peur du pouvoir politique. Mon exemple est le policier qui appliquait les lois benaliennes en te taxant de 5, 10 et 30 dinars juste parce qu’il en avait le pouvoir. Il est devenu un fonctionnaire public dont le travail est et sera de maintenir l’ordre et de faire appliquer les lois. Comme tout policier dans le monde a priori. L’image de Ben Ali et de son pouvoir corrompu ne se trouvera jamais plus derrière chacun de ceux qui appuyaient ses lois mafieuses. Après la fuite de l’ex-président, aujourd’hui jugé par contumace pour haute trahison, beaucoup d’informations, jadis secrètes, sont remontées à la surface.

Cet espionnage, que j’évoque plus haut, a été révélé par une émission d’investigation sur la chaîne télé nationale : 600 ingénieurs, employés par le palais présidentiel, utilisaient des techniques d’espionnage de pointe  (achetées, selon la chaîne télé nationale, à l’Allemagne, aux Etats Unis et à Israël). Quoi ? Une émission qui investigue sur les méfaits du régime politique ? Des journalistes qui mènent une enquête et qui étayent leur propos par des preuves ? Et tout ça sur la chaîne nationale tunisienne à une heure de grande écoute ? Ce devait être un fantasme dans l’imaginaire de beaucoup de Tunisiens. C’est aujourd’hui une réalité et deux épisodes ont déjà mis à jour (avec énormément de preuves écrites à l’appui) ce système ultra sécuritaire, mafieux, responsable de tortures et d’assassinats. Honnêtement, je ne me rendais pas compte de l’ampleur de cette corruption…

Avant 2011, si je voulais être actif politiquement, en schématisant, 3 choix s’offraient à moi :

  • 1) adhérer au RCD (le Rassemblement Constitutionnel Démocratique, le parti créé et présidé par Ben Ali),

  • 2) être membre de l’opposition (en sachant que pour les élections présidentielles les candidats de cette « opposition » déclaraient parfois que le meilleur choix pour les élections était Ben Ali),

  • 3) être un véritable opposant, ce qui impliquait mettre sa vie en danger, se faire arrêter régulièrement et se retrouver dans des procès montés de toute pièce puis jeté en prison, se faire tabasser (que vous soyez un homme ou une femme), …

J’ai fait le choix de ne jamais l’ouvrir en public, jugeant le risque encouru (pour moi et mes proches) trop élevé.

Aujourd’hui comme 10 millions de Tunisiens, je discute de politique tunisienne quotidiennement. Tous les matins, je lis les journaux tunisiens en ligne où les actions et décisions du gouvernement provisoire sont décortiquées et suivies de près. J’appelle mes proches au téléphone pour avoir des informations supplémentaires sur tout sujet. La peur du censeur n’existe plus.

Je crois que je ne l’ai tellement jamais ouverte sur le sujet, que tout sort depuis 6 mois. J’ai un avis sur tout ! Lors de mon dernier séjour à Tunis, je me suis rendu compte que beaucoup de monde parlait aussi de tout, et partout : chez le boucher, au café, au marché, etc… Tout ressort maintenant, tout ce qui faisait souffrir une grande majorité de la population et dont on ne pouvait que très peu parler. On avait coutume de dire que la Tunisie comportait 10 millions de sélectionneurs nationaux tant nous critiquions les entraîneurs de l’équipe nationale de foot. Désormais, nous sommes  forts de 10 millions d’analystes politique !

Un fait qui illustre le profond changement survenu dans le pays est le nombre de partis politiques. Le RCD, parti unique qui régnait sur la société tunisienne, a été dissout et le pays en compte aujourd’hui plus de 90 ! Bien que la rue se soit débarrassée de la pire espèce de dirigeant qui soit, la Tunisie n’est clairement pas sortie d’affaire. Le pays lutte pour émerger économiquement tant la révolution a tout chamboulé.

Le gouvernement transitoire en place a nommé une commission chargée d’organiser les élections d’une assemblée constituante (qui devra rédiger une nouvelle constitution). Elle aura lieu en octobre 2011 et OUI nous voterons. Nous voterons dans ce qui sera la première élection libre et transparente en Tunisie. Je suis confiant pour mon pays malgré tout le mal qui lui a été fait par une poignée d’inexcusables voyous et moins que rien. Je sais que les prochaines années seront difficiles, mais je suis convaincu que grâce au courage qu’ont montré les tunisiens, le pays tout entier jouira bientôt d’une société juste et libre.


(1) La date du 7 Novembre 1987 a été omniprésente dans la vie des Tunisiens pendant les 23 années benaliennes. Outre la journée fériée, décrétée chaque 7 Novembre, comme journée du Changement, énormément d’avenues et de places ont été rebaptisées « Avenue ou Place du 7 Novembre » (voir l’image qui illustre ce texte). Des stades et lieux publics ont été également rebaptisés. Inutile de dire qu’aujourd’hui il est très probable que toutes ces avenues, places et stades retrouveront leur nom originel et que la date du 7 novembre n’existera plus que dans nos mémoires et dans les livres d’histoire.

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Sidrik –

2 Responses

  1. Avatar
    nicole
    | Répondre

    La méfiance décrit par le bloggeur et la volonté d’éviter tout discussion politique m’a fait penser à une anecdote (en arabe et en anglais) qui m’a aidé à mieux comprendre l’étendue de l’état policier tunisien et pourquoi “la paranoïa” du citoyen lambda était bien souvent basée sur des faits réels:

    http://dekhnstan.wordpress.com/2011/01/20/inner-workings-of-a-police-state-foreign-ministry/

    Cet anecdote montre que même à l’étranger, les tunisiens ne pouvaient pas échapper à l’oeil malveillant de Ben Ali et sa regime.

    Excellent billet.
    Nicole

  2. Avatar
    schuhe mbt
    | Répondre

    Par une joyeuse matinée de juin, Nathalie Wyss arpente les allées d’un parc lausannois. La ville est déjà bien réveillée et bruyante, mais pourtant rien ne semble avoir d’effet sur elle. Un peu perdue dans sa bulle, elle me rejoint sur un escalier de pierre. Son air enjoué se marie parfaitement avec la lumière matinale et je me dis que son histoire népalaise lui ressemble : passionnante et curieuse. Son livre devrait être mis en vente aujourd’hui et elle trépigne à l’idée d’aller dans une libraire pour le voir en pile.

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