CdL 68 : Echec

CdL 68 : Echec

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Les Chroniques de Lausanne - chapitre 68 : Où notre protagoniste boit un thé en quatrième vitesse et repart pas plus avancé qu'il est arrivé.

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Résumé des épisodes précédents : Max a enfin retrouvé la trace de Sal pour lui proposer de s’installer à la coloc’.

Putain mais qu’est-ce qu’il s’était imaginé ? Max ressentit un frisson gras et humide, une appréhension soudaine qui lui rendaient la longue montée des marches vers le quatrième étage aussi difficile qu’à Loki qui ahanait sur chaque palier. Dans sa petite sacoche, la BD pour Sal devenait de plus en plus dérisoire tout en lui sciant de plus en plus l’épaule. Pascal à ses côtés, d’habitude si bavard, fredonnait une vieille chanson en arpentant les marches. Pour arriver à l’immeuble, lugubre, ils avaient passé quelques dealers maussades et quelques habitants sourcilleux, le Maupas un dimanche…

Quelques marches encore et la porte entrouverte, qu’est-ce qu’il allait dire ? Putain, qu’est-ce qu’il allait dire ? Même le chien semblait lui poser, d’une truffe totalement dénuée de curiosité, cette question lancinante. Il hésita sur la dernière marche… et faillit percuter Sal qui était venu à leur rencontre.

Loki renifla un moment le jeune homme frisé avant de remuer timidement d’abord, puis allègrement la queue quand celui-ci se baissa pour lui flatter le ventre.
-Salut…
Sal leva les yeux, un peu embarrassé peut-être. Max se tortillait sur ses pieds.
-Bonjour, jeune homme, excusez-nous de vous déranger, mais mon éloquent partenaire se faisait passablement de souci pour vous. J’ai donc fait jouer ma mémoire « photographique » pour retrouver votre logeur afin de prendre de vos nouvelles.
Sal leva un œil mi-apeuré, mi-agacé à Max, qui cherchait désespérément sa langue quelque part dans sa bouche. Une voix, sépulcrale, s’échappa de l’appartement :
-Qui est-ce, Sal ?
-C’est le gars de la BD, et un vieux.
Sal rougit un peu et Pascal éclata de rire. Max ne parvint pas à trouver l’humour de la situation, contrairement à la voix qui soufflait un rire rauque au-delà de son palier.
-Fais-les donc rentrer, je m’habille.
Fébrilement, en franchissant le seuil, Max sortit sa BD de son sac et la tendit à bout de bras, entre talisman et bouclier, à un Sal médusé.
-Je t’ai pris le tome 1 !!!

En un souffle. Sal s’empara de la BD en peinant à cacher une certaine gourmandise, dévoilant derrière lui un fantôme. L’homme, très élégant en pyjama de soie et veste d’intérieur, lui fit penser à la tante Agathe, à Marcello aussi, le port de tête suranné et les habits aux couleurs instagrammées. Et soudain, un flash, la photo de Pascal, ce souvenir lointain d’un après-midi quand ils étaient allés avec Emilien chez la Tante Agathe, dans le parking un tox qui lui avait fait un petit speech. Il n’était pas si émacié, pas si voûté, mais c’était lui, évidemment c’était lui.

-Je vous connais !, s’exclama-t-il. Vous faisiez votre fix dans le parking devant ma voiture ! Vous nous avez gentiment demandé de pas vous rentrer dedans.
C’était la première fois où ils avaient emmené Emilien voir la tante Agathe, il y avait des mois de ça. Le fantôme hocha gravement la tête, puis leur proposa un thé. Est-ce que c’était déjà Sam avec lui ce jour-là ? Pascal serra la main de Sal, accepta d’un sourire le thé proposé, et s’engouffra derrière leur hôte dans le petit coin cuisine. Interdits, Max et Sal décidèrent de s’écrouler d’un commun accord dans le canapé.

-Tu, tu vas bien ? Enfin, mieux ?
Sal haussa les épaules :
-Ouais, ouais, je suis sorti genre trois jours après.

Silence. La complicité de leur dernière rencontre, comme évaporée.
-Et alors tu habites là ces jours ?
-Non je, je viens de temps en temps…
-Ah, c’est cool. Enfin je veux dire, c’est, c’est sympa.
-On peut dire ça.
-C’est cool.
-Cool, oui.

Les voix graves de leurs aînés s’approchèrent, évidemment Pascal parlait pour deux, de connaissances communes, des soirées de leurs folles jeunesses, et Andrazzi semblait plus tangible au fur et à mesure que Pascal le remplissait d’épisodes de sa vie passée. Sal, du coin de l’oeil, observait lui aussi de loin en loin son ami à la kitchenette, prêt à bondir à chaque fois que le vieil homme vacillait, toussait un peu fort… Mais aucun des deux vieux ne semblaient leur prêter la moindre attention.
Sal feuilletait la BD, Max, consterné, regardait dans le vide. Ca se passait vraiment très, très bien. Il imaginait Sam, ricanant, lui déclarant « Je t’avais dit que c’était un plan à la con ! », Anne vaguement soulagée de pas partager sa colloc avec un inconnu… Max soupira. Jeta un œil à Pascal qui, tout en continuant d’égrener les souvenirs, lui fit soudain un clin d’œil suivi d’un léger mouvement d’épaule. S’il se foutait de sa figure, en plus…

Il allait se lever, se barrer de cet appart’ pourri, laisser derrière lui ce type qui ne serait jamais un pote, et son vieux cadavre. Reprendre ses BD, demander à Sam de l’excuser pour son plan à la con, oublier toute cette histoire. Evidemment, le thé était prêt et ils étaient repartis pour au moins 10 minutes de malaise.Loki mâchouilla un biscuit que leur hôte lui avait glissé devant le museau.

Le fantôme s’assit avec peine dans un vieux fauteuil, juste en face de lui. De temps en temps, il portait sa tasse à ses lèvres, soufflait légèrement, puis inhalait calmement un peu de thé. D’un œil perçant, il détaillait les deux jeunes, hochant de temps en temps la tête quand Pascal laissait un blanc dans la conversation. Max le dévisagea à son tour. Il avait dû être plutôt beau à l’époque, une certaine grâce dans ses rares mouvements, sa mâchoire devait être carrée, aucun signe de dégarnissage dans sa chevelure qui avait néanmoins une teinte sale comme une vieille photo. Et au fond de ses yeux demeurait, certes lointaine, une petite lumière, une étincelle qui luisait faiblement, comme étouffée par les ans et la maladie. L’homme le fixait toujours, un sourire tout aussi maigre que lui sur les lèvres.

Max avala sa tasse en une demi-gorgée, se brûlant assez franchement l’intégralité de la bouche et la moitié de l’œsophage avant de bondir du canapé.
-Bon, je crois qu’on vous a assez dérangés pour aujourd’hui !, en un souffle rauque, sans respirer, sans pause, avant même que ses pieds ne retrouvent le sol.
Tout le monde sursauta. Pascal s’interrompit en milieu de phrase et Sal manqua d’échapper sa BD.

Max attrapa au vol sa veste posée sur le dossier et l’enfila. « On y va, Pascal ? » Le vieil historien posa sa tasse, bredouilla un au revoir, et se dirigea lui aussi vers la porte, Loki sur ses talons.

Max poussa un soupir, la première fois qu’il respirait de la journée tellement il avait bloqué sa respiration. Tout l’épisode était résumé par ce départ, par cet échec, par son incapacité, comme d’habitude, à dire les choses au bon moment. Toujours aussi rouge, toujours aussi minable, il déboucha de l’immeuble dans la rue et le silence des dimanches lausannois. Même Pascal s’était tu, tellement Max était un gros naze.

Ils prirent en silence la route vers la Riponne, quand une main vint se poser sur son épaule, le coupant net dans son élan.
-Mec, lui déclara Sal, comment je fais pour te chopper les autres tomes si tu me files pas où je te retrouve ?

A suivre…

Photo CC : Ishai Parasol

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