CdL 67 – Qu’est-ce que tu feras après ?

CdL 67 – Qu’est-ce que tu feras après ?

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Les Chroniques de Lausanne - chapitre 67 : Où va-t-on quand on n'a nulle part à soi ?

OLYMPUS DIGITAL CAMERARésumé des épisodes précédents : Après sa sortie de l’hôpital et son sevrage, Sal a retrouvé son vieux pote Acné, ravagé par la maladie.

Sal attrapa une casserole bosselée dans un placard, la remplit d’eau qu’il sala. La cuisinière à gaz lui rappela un instant sa mère, les petites flammes joyeuses, son sourire un peu triste. Acné regardait la télé sur son antique fauteuil usé, toussant de temps en temps. Depuis que Sal venait, tous les jours, s’occuper de son vieil ami, il avait l’air d’aller mieux. Il dormait quand même toute la matinée, et une partie de l’après-midi, mais mangeait un peu à midi, et passait un peu de temps à sa toilette dans la journée. Il était loin, le dandy de la Riponne, mais Acné, lui, semblait être sorti à moitié de la tombe dans laquelle Sal l’avait retrouvé.

« Qu’est-ce que tu feras après ? »

Sal laissa échapper une poignée de pâtes M-Budget dans l’eau qui frissonnait, baissa un peu le feu. Le temps, un peu plus clément, lui avait permis quelques nuits à dormir dehors, à Chailly, non loin de la boutique de fleurs où il avait passé cette horrible nuit après la Dame, il y avait une éternité. Il allait parfois à la Marmotte, aussi, lorsqu’il pleuvait trop. Il fallait éviter les vieilles connaissances, si bienveillantes envers un ancien client. Il fallait éviter que la Voix ne hurle trop fort. Le matin, vers cinq heures, il bondissait de sa couchette, saisissait ses affaires, filait attendre, dans un hall d’immeuble, l’ouverture de la pharmacie.

« Qu’est-ce que tu feras, après ? »

Il passait toutes se journées chez Acné, un peu de ménage parfois, les courses : Légumes, pâtes, riz, parfois un peu de poulet. Acné avait toujours un peu d’argent quelque part, ou bien il lui prêtait sa carte, que Sal cachait immanquablement au fond de sa poche quand il la prenait, honteux petit bout de plastique, comme si la Voix devait oublier sa présence, ne la sortant que pour retirer un billet de 50 francs en face de la Migros, jamais plus, jamais moins.

« Qu’est-ce que tu feras après ? »

Il égoutta les pâtes, sortit du frigo un bocal de sauce tomate, l’assaisonna de quelques feuilles de laurier, puis servit deux assiettes creuses. Un peu de fromage. Il alla s’asseoir à côté de son vieux pote. « Ils donnent Casablanca sur Arte. » Une petite quinte de toux. Sal hocha la tête. Il lui avait fallu s’habituer au noir et blanc, mais finalement il aimait bien ces vieux films. Parfois, quand Acné décidait qu’il n’y avait rien à la télé, ils jouaient aux cartes. Puis Sal partait, vers dix heures les bons jours.

« Qu’est-ce que tu feras après ? »

Acné avait tiré le rideau mité pour cacher les reflets de la lumière grise de l’après-midi sur son vieil écran. Sal avait sorti sa BD, et relisait pour la cinquantième fois les pages, il s’agissait de ne pas trop montrer qu’il s’intéressait à la culture. Acné piquait un peu du nez mais il avait l’air de se réjouir de revoir son vieux film.

« Qu’est-ce que tu feras après ? »

Une quinte de toux venant d’une caverne sombre secoua le corps beaucoup trop maigre, Sal se leva immédiatement pour chercher un verre d’eau. Acné plié en deux semblait chercher à évacuer de son corps sa maladie, son chagrin. Il se saisit du verre d’une main tremblante, mais ne parvint qu’à en renverser la moitié. A l’écran, une explosion de trompettes et le bouclier de la Warner parvenaient à peine à couvrir les râles du vieil homme.

« Qu’est-ce que tu feras après ? »

« TA GUEULE ! », hurla Sal, à la Voix ou à son pote, il ne savait pas très bien. Acné toussait, toussait, se tordait de douleur. Sal ne savait pas quoi faire, appeler peut-être une ambulance, étendre son pote sur le côté, la Voix jappait d’une joie mauvaise. Il ne pouvait pas continuer comme ça, voir son pote mourir et retourner à la Riponne, vider le compte de ses derniers francs, s’enfermer dans la dope et ne plus jamais en sortir, ç’aurait été tellement simple de fuir, loin, de ne plus jamais repenser à tout ça. Il se rendit compte qu’il avait déjà la main sur la poignée de la porte lorsqu’il finit par se laisser couler le dos au mur, Acné toussait toujours et il pleurait comme un con, les genoux contre son torse à se demander ce qu’il pourrait faire. Son pote roulait de grands yeux rouges comme ses joues d’habitude si pâles, sa langue blanche à moitié sortie et Sal pleurait : « Arrête, s’il te plaît arrête. »

D’un coup, la toux s’arrêta. Acné inspira le plus longtemps possible. Son visage retrouvait peu à peu sa pâleur. Il essuya un filet de salive de son menton, puis toussa encore quelques fois, doucement, presque en s’excusant, avant de prendre quelques gorgées d’eau. Un petit sourire à Sal : « Ca va mieux, je te jure que ça va mieux. » Sal releva la tête : « Je suis désolé. » Acné haussa les épaules. « C’est le deuxième meilleur film américain de l’Histoire. », comme si de rien.

Sal s’en foutait. « Qu’est-ce que je ferai après ? », demanda-t-il à son pote. Acné leva sur lui des yeux mouillés : « Je sais pas pourquoi tu fais ce que tu fais maintenant. J’espère juste que tu sais à quel point je te suis reconnaissant. La mort c’est pas un spectacle pour les jeunes, fais-moi confiance, c’est un spectacle pour personne. »
-Je m’en fous, de ça.
-Il faut que tu trouves quelque chose. Il faut que tu arrêtes de venir, ça t’apporte rien, ça te met la tête en vrac.
-Mais ça m’occupe…
-Faire le garde-malade ?
-Ouais…
-Mais il faut que ça s’arrête avant…
-Avant que tu crèves ?
-Qu’en des termes galants ces choses-là sont dites.
-C’est ça que tu essayes de me dire, de toute façon.
-Tu sais pas ce que c’est…
-Nan, c’est clair. Mais et alors ?
-Et alors je veux plus que tu viennes.
Sal sentit son cœur se serrer.
-T’es vraiment une merde.
-Je fais ça pour ton bien.
-J’ai pas besoin de toi, connard, mais je te laisserai pas crever tout seul.

Sal se saisit des bols à moitié vides et se dirigea d’un pas énervé vers la cuisine. Il faillit les échapper quand la sonnette retentit.

A suivre…

Photo CC : Sera78

 

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