Résumé des épisodes précédents : Max a retrouvé la trace de Sal, un certain Sébastien Andrazzi qui semble bien connaître le jeune toxico. Il décide d’aller lui rendre visite, accompagné de Pascal, qui l’a connu dans sa jeunesse.
Pascal marchait plus lentement que ce dont Max avait l’habitude. Si le vieil homme était encore fringant, le photographe en lui semblait constamment à l’affut d’un instant à saisir, d’un geste auquel lui seul s’attendait, d’un moment où la lumière se reflèterait sur une vitrine précise, dessinerait une ombre parfaite. De plus, il parlait constamment, de tout, s’arrêtant quelquefois pour appuyer particulièrement un argument ou éclater d’un bon rire, contagieux, mélodieux. Max le suivait, jetant parfois un œil à la photo de l’homme chez qui ils se rendaient – qui lui disait de plus en plus quelque chose, sans qu’il arrive à déterminer si sa première impression de l’avoir déjà vu était réelle, ou simplement le fait de la scruter inlassablement. Mais non, il en était sûr, il avait déjà parlé à l’homme.
-Et c’est en sortant de l’immeuble que je me suis rendu compte que j’avais passé la nuit chez le Doyen de la Faculté de Médecine, ce dont son épouse aurait vraisemblablement dû m’avertir avant de m’y ramener…
Max se mit à rire de bon cœur et Pascal s’arrêta encore. Ils avaient parcouru en dix minutes une distance d’à peu près deux cents mètres. Quand le vieux professeur lui proposa de s’asseoir à une terrasse proche pour un café, Max décida de ne plus espérer arriver un jour chez l’ami de Sal. Depuis qu’il avait accepté l’invitation de Pascal de se joindre à lui, le temps avait une curieuse manière de prendre des détours imprévus. Et tout compte fait, Max n’était pas si pressé.
Le bar où il se trouvait, apprit-il, était l’un des plus anciens de Lausanne, et permettait de voir les quelques badauds dominicaux qui empruntaient la rue de l’Ale, le visage dans leurs pensées comme tous les Lausannois, jamais du bon côté de la limite du sourire
-Vous pouvez m’expliquer, Max, ce que nous allons faire chez cet homme ?
Max hésita, la commodité d’un compagnon s’occupant de l’intégralité de la conversation évaporée.
-Je voudrais retrouver Sal, parce qu’il avait l’air sympa et qu’on s’est bien entendus quand je suis allé le voir à l’hôpital.
-Et vous recueillez toujours des gens qui vous sont sympathiques, ou c’est une lubie soudaine ?
Max pensa un instant à Sam, qui ne lui avait toujours pas donné de nouvelles.
-Plutôt un passe-temps habituel. C’est une manière comme une autre de faire des rencontres, j’imagine.
-Rencontres intéressées…
-Mais je pense que vous avez tort, Pascal, ce n’est pas parce que Sal est dans la merde et que moi non que notre rapport sera forcément aussi unilatéral que vous semblez le croire. Ce n’est pas à un vieux communiste comme vous que je vais apprendre ça, mais notre génération, aussi inculte et dépourvue de grands principes soit-elle, peut espérer – voire démontrer – la même solidarité que les gauchistes de Mai 68, en espérant simplement ne pas vieillir comme eux, à applaudir les guerres depuis les plateaux de télé.
Pascal éclata de son bon rire.
-Touché, cher ami. Pardonnez un vieil homme aigri qui désespère de jamais réussir à changer le monde comme il l’entendait.
-Mon pote Sam, quand je l’ai rencontré, il était tout seul, aussi, et il avait pas un rond. Moi aussi j’étais tout seul, mais au moins j’avais assez de blé pour faire tourner ma vie. Alors on s’est trouvés comme ça, et vous pouvez penser ce que vous voulez, pour moi quand on est potes c’est pas toujours les mêmes qui rincent, mais faut voir quels moyens on a à la base. Ca, c’est la vraie justice, c’est pas dire « J’ai trop mais c’est à moi ».
Pascal le fixa, songeur, avec un œil bienveillant.
-Alors vous cherchez à agrandir votre petit clan de laissés-pour-compte ?
-Pourquoi pas ? A nous tous on a les moyens. Et puis j’ai pas bien réfléchi à la question, en plus j’ai pas l’avis de Sal, mais l’idée c’est pas de l’adopter, hein ? C’est de lui donner la possibilité d’avoir un endroit où il peut venir se poser de temps en temps si ça lui dit. On a de la place, on a de quoi l’occuper si ça lui dit, et ça ne nous coûte rien. Et si ça clicke, bim ! un poto en plus. On a fait la même chose avec Emilien, la première fois qu’il est venu à Lausanne, ça a bien collé, et après on s’est arrangés – il a fallu récupérer quelques faveurs, ça s’est pas fait tout seul – pour qu’il ait la possibilité de revenir. Alors ouais, il pourrait nous devoir quelque chose, mais seulement si on lui demandait. Nous, on préfère voir une dette comme un lien plutôt qu’une faute. Enfin moi, en tout cas…
-Vous m’avez l’air d’avoir réfléchi très sérieusement à tout ça.
-Ouais, et désolé si je me suis emporté. La plupart du temps les gens choisissent un peu avant ce moment pour me traiter de Bisounours.
-Il me semble que c’est Deleuze qui disait « Le système nous veut triste…
-…et il nous faut arriver à être joyeux pour lui résister », je sais. Mais allez sortir ça à quelqu’un dont l’horizon philosophique s’arrête à 20 minutes… Allez expliquer à n’importe qui que tout ce qui procure un minimum de pêche, de joie, de plaisir, même si c’est pas réaliste, optimal, logique – surtout si c’est pas réaliste, optimal, logique – c’est là, la vraie résistance : Tout le monde me prend pour un gros naïf qui n’arrive pas à grandir.
Pascal le regardait maintenant avec un air tout aussi bienveillant mais plus grave, comme s’il avait réalisé quelque chose à son sujet. Puis, comme s’il était arrivé à une conclusion soudaine, il lui déclara :
-Il y a des gens qui aiment juste parce qu’ils ont été suffisamment longtemps à côté des autres et que ça leur suffit. Il n’y en a pas beaucoup. Mais ce sont ceux qui souffrent le plus. Ceci pourrait vous aider à comprendre notre hôte putatif. Vous apprendrez peut-être une leçon importante sur les utopies à son contact. Mais que ça ne vous empêche pas de poursuivre la vôtre.
Ils se levèrent ensuite, Pascal laissa quelques pièces. Max se demanda ce que le vieil homme avait voulu dire. Quand ils sonnèrent à la porte de Sébastien Andrazzi, il se le demandait encore.
A suivre…
Photo CC : Martin Fisch
Laisser un commentaire