CdL 57 : Emilien s’extirpe

CdL 57 : Emilien s’extirpe

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Les Chroniques de Lausanne - chapitre 57 : Où l'on questionne le genre cinématographique de la vie entre deux Vogue Lilas.

Cig and CupRésumé des épisodes précédents : Anne a surpris Emilien en train d’écouter au mur de Max et Millia qui, après leur conversation sur le toit et une engueulade au souper, ont décidé qu’ils avaient encore 2 ou 3 choses à dire, sinon à faire.

Penché au milieu de la cuisine, la balayette à la main, Emilien un peu penaud se réjouissait du fait que son pote soit trop occupé pour jaillir de sa chambre l’œil écarquillé en demandant « Ben alors il se passe quoi ? ».  Anne, morte de rire, lui avait proposé un coup de main qu’il avait refusé d’un geste de la main, après tout quand on écoute aux portes, faut assumer. Elle s’était donc juchée sur l’un de leurs vénérables tabourets de bar en s’allumant une Vogue Lilas.

-Alors, ils en sont où nos tourtereaux ?
-Oh, j’ai à peine écouté cinq minutes, mentit effrontément Emilien qui avait seulement fait semblant de ranger la vaisselle alors que tout le monde s’était levé, avant de se précipiter écouter au mur de son pote. Il avait beau être la pièce rapportée de la coloc’, l’occase était trop belle.
-Quand tu es arrivée, je crois qu’ils en étaient à la phase bisous. Mais avant ça, je crois qu’il lui a chanté des trucs. J’ai distinctement perçu quelques note de Baby It’s Cold Outside…
-Il fait la voix de Tom Jones ?
-Connaissant Max, il avait le choix entre la jeune fille effarouchée et le vieux satyre cinquantenaire, nonobstant sa voix de baryton, je te parie qu’il a choisi la jeune fille…
-Dans tous les cas, c’est un playa, ton pote, le coup de la chanson de 1961, en matière de préliminaires, fallait le trouver, ironisa Anne en poussant vaguement la poubelle du pied dans sa direction.
-Il est comme ça, Max. Tu le poses sur le dancefloor du Buzz, et il emballe comme un ouf avec son look d’ado velu et sa connaissance encyclopédique des duos de variétoche américaine, du moment qu’ils ont plus de 30 ans…

Emilien vida les petits morceaux de verre brisé dans le sac qui tinta gentiment. Amandine choisit ce moment précis pour pointer son sourire d’ado, moitié excuse, moitié impertinence, et Emilien lui lança un clin d’œil.

-Ben vous en faites, du bruit !

Emilien baissa exagérément une tête contrite. Il l’aimait bien, cette gosse. Toute en jambes et en angles, à l’image de sa génération elle avait constamment l’air de ceux qui ne sont pas dupes du monde avant même de l’avoir essayé. Les conséquences sans l’expérience faisaient grandir trop vite et dans la mauvaise direction mais évidemment l’expliquer ferait partie du problème. Anne écrasa sa clope dans une petite tasse ébréchée.

-Et pis vous vous êtes trouvés comment avec tes deux zouaves ?
-Par le boulot. Je suis venu accomplir un projet ici, et il m’a filé une boîte de haribos.
-Comme ça ?
-Comme ça. Je te jure, il a rien dit, il a posé le paquet sur ma table, et il s’est cassé. Après je les ai trouvés les deux avec Sam au XIII, et la tequila a fini le deal. C’est passablement zarbi de les avoir dans les parages. On se dit qu’à un moment ils vont vendre un de nos organes au marché noir ou un truc du genre, mais non, en fait ils sont juste sympas.
-C’est vrai, déclara Amandine sur un ton sans équivoque.
-Les salauds…, fit Anne.
-Ouais, ça devrait être interdit, conclut Emilien, qui rangea poubelle, ramassoir et balayette avant de s’aligner sur les deux filles.
-Ceci dit, votre pote Sam a l’air un peu énervé, là…
-Ouais, il file un mauvais coton, le Sam, là… Je sais pas trop ce qu’il a, mais je me demande si c’est pas que leur troisième larron lui manque.

Anne concéda qu’elle n’avait que vaguement entendu parler du mec dont elle occupait désormais la chambre.

-Mais il est passé où, ce type ?
-Tu sais quoi, j’en sais trop rien. Ils en parlent presque jamais. Tout ce que je sais c’est qu’il est parti sans laisser d’adresse. J’ai essayé d’en causer avec les voisines une fois, mais Anastasie a juste haussé les épaules.
-Et Zelda ?

Emilien hésita un moment… Et puis merde, Anne habitait ici désormais, mieux valait qu’elle soit mise dans l’ambiance directement, la vie sitcom, c’était ça aussi.

-Elle a fait une prophétie.
-Ah, fit Anne. Puis, après une longue pause : En même temps, j’ai demandé.
-Eh ouais, on a eu droit à notre prophétie. C’était la première fois que je les voyais, les deux, évidemment elle n’a rien dit pendant deux heures, et d’un coup elle a dit un truc sur trois fils tissés je sais plus trop comment. Par contre, je me rappelle la fin, elle a dit : « A dos d’insecte elle vient », et ça m’a fait marrer de te voir arriver avec ta Coccinelle…

Anne avait souri, elle prenait mieux les bizarreries de la vie d’Emilien qu’il l’aurait imaginé.

-Amandine voulait savoir si tu pensais dormir sur le canapé ou si elle pouvait s’installer pour la nuit.
-Il est quelle heure ?
-Il est minuit, répondit Amandine, et outre mes prédispositions hormonales à aller chasser le mâle pubescent, j’ai un bac à réviser. Donc soit je vais me coucher dans un moment, soit je rentre frustrée de ne pas connaître la suite de la rom’ com’ de la chambre à côté.
-C’est quoi une rom’ com’ ?, demanda Emilien.
-Une comédie romantique, déclara Anne. Je fais un mémoire sur la culture contemporaine, et je m’intéresse aux histoires et à leur impact sur la vie des gens.
-Cool. Je m’étais fait la réflexion une fois, qu’on vivait un peu comme dans une sitcom, ici.
-Mais tu oublies quelque chose de crucial, c’est que dans une sitcom rien ne change jamais, et introduire un personnage est une gageure toujours difficile à mettre en place. Alors que me voici et que ça va bien se passer.
-Mais, objecta Amandine, on ne sait pas si ça va bien se passer.
-Non, mais ta sitcom à toi, Emilien, vient de finir. L’histoire qui commence, elle est peut-être à toi, mais elle ressemble plus à un spin-off qu’à une continuation.

Dans la petite cuisine, Anne s’était levée d’un petit bond et s’était tout naturellement changée en professeure assurée et captivante. Même Amandine s’était redressée un peu, son intérêt raidissant sa maigre silhouette prête à prendre des notes sur un cahier imaginaire.

-Evidemment, ajouta Anne qui en faisait des tonnes, la question fondamentale qui nous préoccupera jusqu’à la fin de cette cohabitation, voire plus loin si nous sommes prolongés pour une prochaine saison, sera de connaître le genre de l’œuvre qui nous décrit en ce moment. La sitcom est un candidat ma foi particulièrement apte à réussir : faire habiter dans le même espace une étudiante en lettres, un geek romantique, et un métrosexuel imbu de sa petite personne me semble être une recette particulièrement adaptée aux enjeux comiques. Mais ne sous-estimons pas les ressorts fantastiques : une prophétie a été prononcée. Ou l’enquête riche en suspense : après tout nous sommes face à une disparition inexpliquée.
-Voire le drame, à en croire la tête de mille pieds de long que tire notre Emilien national quand il croit qu’on le regarde pas, hasarda Amandine.

Emilien sortit en un instant de la salle de classe. Il esquiva :

-Dans la mesure où on va a priori vivre avec un inconnu d’ici peu, toxicomane de surcroît, espérons que ça ne finira pas à la Trainspotting.
Amandine sembla prendre une décision soudainement :
-Bon, Emilien, tu dormiras chez toi. Je vais aller me coucher, parce que demain on a du pain sur la planche. Neuf heures au petit-déj ?
-Euh, on doit faire quoi exactement ?, demanda un Emilien un chouïa vexé de devoir rentrer à pieds.
-Petit 1 : Trouver une piste pour Hans, vu ce qui restait dans sa chambre il y a quelques semaines, ça devrait pas être trop dur. Petit 2 : Trouver Sal, ça c’est un petit cadeau pour Max, parce qu’il a l’air d’y tenir. Petit 3 : trouver ce qui fait tirer la tronche à Emilien. Mais ça c’est juste pour moi parce que je suis curieuse.
Anne pouffa de rire :
-Et qu’est-ce qui nous vaut cette soudaine poussée d’activité ?
-Quelqu’un m’a récemment dit qu’on devait choisir nos opportunités. Je me dis que plus vite on se bouge les fesses, plus on a de chances de choisir le genre de notre histoire. Et le week-end est presque fini, en plus.

Emilien haussa les épaules, après tout Max venait d’obtenir précisément ce qu’il désirait sans le moindre effort de sa part et Sam insolemment semblait naviguer dans l’existence. Pour la première fois depuis l’Incident, il lui sembla un instant possible d’influer un peu sur la suite de sa vie.

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