CdL 56 : Le Voyage du Héros

CdL 56 : Le Voyage du Héros

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Les Chroniques de Lausanne 56 : Où l'on discute de théorie littéraire, d'opportunités, et de liberté.

two roads divergedRésumé des épisodes précédents : Après un souper riche en tensions durant lequel l’un de ses nouveaux colocs a fini par prendre la fuite, Anne se pose enfin dans sa chambre, sans trop savoir si Millia va passer la nuit avec Max.

« Ca peut être riche en drama, cette coloc’ », lâcha Anne en calant son sourire sur son oreiller nouvellement installé.

« Mais tais-toi, j’entends rien ! », répondit Amandine, l’oreille scotchée au mur séparant – avantageusement aux yeux d’Anne – sa chambre de celle où Max et Millia s’étaient éclipsés peu après le départ quelque peu précipité de Sam.

« Ca ne se fait pas d’écouter aux portes… De plus, je ne pense pas que tu apprécierais d’entendre ta grande sœur adorée, qui a changé tes couches et qui t’a appris à faire du vélo sans les petites roues, à niquer comme une bête, ma petite chérie. », tenta Anne, qui n’avait elle non plus pas tellement envie de profiter des ébats de sa meilleure copine et de son mec – certes, ils étaient mignons dans l’absolu, un peu comme les fictions homoérotiques  au sujet de Frodon et de Sam qu’elle lisait volontiers sur le ‘Net quand elle s’adonnait au surf à une main, mais son imagination un peu trop vivace aurait tendance à rendre le petit-déjeuner du lendemain quelque peu malaisé.

« Cesse de dire des choses dégoûtantes ! », la supplia Amandine, bondissant du mur comme s’il avait été chauffé à blanc.

« Ne me méprends pas, chère, je ne souhaite que t’enseigner une importante leçon sur la vie : il y a des choses qu’il vaut mieux ignorer à tout prix pour que nos illusions demeurent. »

« Dis plutôt que le petit rosé des colocs te rend étonnamment volubile… » Anne balança mollement un Fido Dido en peluche sur Amandine, qui s’en saisit au vol avant de l’asseoir sur ses genoux croisés.

« Tu as encore fouillé dans mon dictionnaire en 7 volumes, petite effrontée. J’t’en foutrais des volubiles. » Anne fit la moue, passa la main dans ses cheveux, fit des yeux un tour de la pièce, suivant les motifs de l’ignoble papier peint qu’elle s’était juré de repeindre avant la fin de son premier mois.

« En parlant de drama, soupira Amandine, qu’est-ce que tu crois qu’ils vont faire, Max et Millia ? »

Une fois l’euphorie du début passée, pensa Anne, Amandine, du haut des 14 ans qu’elle masquait en général très efficacement derrière son QI démesuré, allait naturellement se demander ce qu’il allait advenir de sa sœur, pour la simple et bonne raison que lorsqu’on a 14 ans, on ne pense qu’à soi, sans avoir d’autre soi que la somme de ceux chez qui l’on peut rentrer sans avoir peur de ne pas être ce que les autres voudraient qu’on soit.

Depuis la mort des parents des trois sœurs, Amandine vivait surtout chez l’aînée, Nathalie, mais pour Amandine le risque était plus grand : Millia était cette mi-copine, mi-parent cool à qui elle pouvait poser n’importe quelle question, qui n’avait pas tant de différence d’âge pour que ses erreurs soient trop différentes de celles de sa cadette, à qui elle pouvait raconter l’irracontable. Maintenant, tout allait changer, en tout cas elle pouvait le croire, elle devait certainement disposer de tas d’exemples de nanas tout juste un peu plus âgées qui finissaient avec un type, pas forcément un abruti mais un type, et qui faisaient comme s’éteindre, comme abandonner un peu de qui elles étaient quand elles étaient libres…

A ce moment précis, le sourire d’Anne lui donna une petite tape sur l’épaule, et soudainement, comme une peau de lait qui colle à la cuiller, elle prit conscience d’un sentiment qui l’accompagnait depuis quelques heures. Bercée des vapeurs du petit Provence, couchée dans sa chambre, sa chambre à elle. Sa première chambre, après sa chambre d’enfant dans la maison familiale, et puis celle du « petit pied-à-terre » que les parents de son ex, gentils, avaient payé à Xavier en se disant que « même s’il larguait l’intello » ce serait tout ça qu’il ne payerait pas en succession. Et après, qu’est-ce qu’elle avait fait ? Elle s’était réfugiée chez ce qui ressemblait plus à une cellule familiale. Et là, dans sa chambre à elle, Anne réalisa soudain qu’elle se sentait libre, libre de choisir son chemin, de choisir si ce chemin était suffisamment large pour le partager avec qui que ce soit, de choisir qui le partagerait, de choisir, enfin, de faire des erreurs ou d’échouer à choisir de ne pas en faire.

Elle se redressa soudain, s’adossa au mur, et attira Amandine contre elle : « Rappelle-toi, ma chère, ton Max, il tourne sous Linux . Je crois que ta sœur aussi, tu sais, elle tourne vite mais on comprend pas forcément pourquoi du premier coup. »

Amandine soupira « Ouais. Ouais. », pas rassurée pour deux sous…

« Tu as déjà entendu parler du Voyage du Héros ? », demanda Anne, tout doucement. Amandine leva deux yeux ronds où ne brillait plus uniquement la tristesse.

« C’est une théorie littéraire, je rentre pas dans les détails pour pas t’emmerder, j’ai lu ça pour mon mémoire, c’est la recette de cuisine pour toutes les histoires jamais écrites au monde, depuis Osiris et Bouddha jusqu’à Avatar. J’ai toujours pensé que c’était juste une interprétation, un truc qui faisait que ceux qui racontent et ceux qui écoutent se retrouvent, mais sans le faire exprès, hein, c’est juste que c’est comme ça que nos têtes sont faites, tu vois ? »

Amandine haussa les épaules.

« En gros, pour qu’une histoire se passe, il faut que le héros – ou l’héroïne, hein, ça n’a pas d’importance – passe par une série d’étapes successives, qui le transforment au final. Tu comprends ? »

« Vaguement… »

« Bref, je pourrais t’en parler des heures, mais ce que je pense, c’est que leur histoire à eux deux, on est en plein dans la première étape, tu vois, l’appel de l’aventure. C’est quelque chose de puissant, tu entends quelque chose qui résonne au fond de toi, qui vient d’un endroit où tu savais pas qu’il se passait quoi que ce soit, tu résistes au début, évidemment, parce que tu sais pas où ça va t’emmener, tu sais que tu reviendras pas forcément, mais ça te tire, ça te tire et tu as quand même bien envie d’y aller, alors quand tu arrives à court de raisons, à court de distractions, tu te lances. »
« OK, là je vois où tu veux en venir… »

« Ce truc-là, en fait, cet appel, tu peux écrire des pages et des pages, des films et des films… »
« Des épisodes et des épisodes de téléréalité… »

Les deux filles ricanèrent 5 minutes : « Des épisodes de ce que tu veux, tu peux en passer sur quelqu’un qui n’y répond pas, qui ne veut pas changer, mais tu vas t’ennuyer assez vite. Et honnêtement, tu préfères pas voir comment elle va se dépatouiller, ta sœur, avec Max ? Plutôt qu’on  les regarde se manquer perpétuellement, se courir après dans des couloirs parallèles ? »

Amandine hésita, passa plusieurs fois la main dans ses cheveux, ne dit rien…

« La plupart du temps c’est l’opportunité qui nous manque, parfois, c’est nous qui manquons l’opportunité. »

« Mais l’opportunité nous éloigne toujours, alors ? »

« Pas forcément, on peut emmener qui on veut, dans une aventure. Et de toute façon, on finit toujours par revenir quand le Voyage est fini. »
Anne prit la main d’Amandine perdue dans ses pensées, passant tout doucement son pouce dans sa paume, en essayant de s’imaginer la prochaine étape de son Voyage à elle. « Je vais chercher un truc à boire, je reviens. »

Légèrement, discrètement, pour faire mine de ne pas s’intéresser à ce qui se passait dans la chambre de Max, Anne ouvrit la porte de sa chambre et se dirigea vers la cuisine. Emilien se tenait debout, un verre plaqué au mur. Lorsqu’elle toussa pour l’avertir, leurs rires couvrirent le bruit du verre qui se fracassa immédiatement au sol…

A suivre…

Photo CC : Eric Vondy

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