CdL 53 – Faut qu’on parle…

CdL 53 – Faut qu’on parle…

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Les Chroniques de Lausanne - chapitre 53 : Où l'on retrouve deux de nos protagonistes, et tout ce qu'ils avaient à se dire depuis si longtemps.

wetpavementRésumé des épisodes précédents : Grâce au déménagement d’Anne, Max et Millia sont enfin obligés de se parler en tête-à-tête.

« T’es compliqué… », Millia souffla un nuage de Vogue Lilas qui s’éparpilla dans le vent. Le toit de l’immeuble de la Rue de Bourg luisait sous une petite pluie fine qui n’avait pas encore plaqué leurs cheveux. De temps en temps, la panique qui étreignait Max jusqu’aux tripes refluait suffisamment pour compter les petites gouttes accrochées aux boucles brunes, pour éviter deux yeux verts sur lesquels il n’avait pas assez réussi à s’attarder pour y lire la calme moquerie qui les habitait. « Je crois qu’il faut qu’on parle », elle avait dit, sous l’œil d’un Emilien hilare de voir son pote virer au rouge anaphylactique, et Max avait hoché la tête, cherché autour de lui pour fuir.

Sa chambre non, il y avait sans doute quelques fenêtres douteuses ouvertes dans son navigateur (sans parler de l’accumulation mensuelle de trottoirs de pizza, canettes, et généralement du bric-à-brac régressif qui lui servait de soutien émotionnel en temps de crise, gros doudou consumériste composé à 52% de jouets, à 25% de bandes dessinées, à 19% de technologie de pointe, et à 4% de pornographie nippone, pas exactement une base saine pour des retrouvailles).

La chambre de Sam n’était guère mieux lotie, celle d’Hans, occupée par Amandine et Anne en train de déballer des cartons, et la cuisine était trop peu éclairée. Restait à la rigueur la salle de bains, mais le néon migraineux avait tendance à lui donner un teint proche des zombies dans la BD qu’il avait prêtée à Sal. Ne restait donc qu’une solution extrême : Emprunter le vénérable ascenseur malgré la torture de la proximité puis grimper au mépris du vertige à la petite échelle précaire pour atteindre le toit. Occasion inespérée de préparer quelque chose, un argumentaire, une ligne de défense, quelques mots… Tu parles.

Durant la minute et demie de leur petit voyage immobilier, Max s’était écouté fredonner le générique des Mondes Engloutis pendant qu’une petite voix au fond de lui hurlait « Mais c’est pas possible d’être aussi con ! » tout en évitant soigneusement le moindre contact avec Millia, fusionnant presque avec les parois de la cabine.

« Je…
-Tu sais quoi ? Etant donné que tu m’as brutalement abandonnée alors qu’on était potes, on va commencer par un bref récapitulatif des faits.
-Mais…
-Chut, la parole est à l’accusation, si vous l’ouvrez encore je vous colle un outrage à magistrate.
-Je crois que c’est invariable, magistrat…

Millia leva un index impératif. Max baissa les yeux.

-Après avoir entretenu une relation amicale de plusieurs mois avec la plaignante, vous lui avez, le 13 avril 2013 à environ 13 heures 48, envoyé une missive électronique dans laquelle vous lui témoignez de sentiments d’ordre romantique, est-ce correct ?
Max ne bougeait pas, ne respirait pas.
-Est-ce correct ?, répéta Millia, l’air sévère.

Max osa un gémissement légèrement approbateur.

-Suite à cela, ne recevant aucune réponse, vous décidez de vous murer dans le silence en évitant la plaignante, trop occupé à penser que vous êtes un loser pour éventuellement considérer qu’il peut ne s’agir que d’une erreur technique ?
-Je…
-Je vous en prie, laissez-moi terminer. Vous êtes déprimé, maussade, un peu vexé, peut-être blessé dans votre fierté mâle, et au lieu de vous tourner vers votre amie, pour le soutien, les conversations, et l’ambiance générale de complicité, vous préférez rester chez vous à bouder, sans prendre de nouvelles, laissant la pauvresse dans le doute et l’opprobre, un ami en moins et la larme à l’œil ?
-Nan mais pas l’opprobre, quand même…
-Si, si, l’opprobre, le mot n’est pas trop fort. Aviez-vous, cette journée fatidique, une idée quelconque des conséquences de vos actes ? Avez-vous seulement pensé à cette personne qui en un instant a perdu son geek préféré, sans explication ? J’attends !
-Je pensais que tu voulais pas parler de ça…
-OBJECTION ! Si tu veux savoir si quelqu’un a envie de parler de quelque chose, tu lui poses la question. Patate.
-Je croyais que je t’avais mise mal à l’aise…
-OBJECTION ! Je n’en ai donné aucune preuve d’aucune manière ! Banane.
-Je comprenais pas ce que tu voulais alors…
-OBJECTION ! Quand tu ne comprends pas un truc, et je t’ai vu faire, tu googles, toujours. C’est parfois, non, souvent énervant quand on parle, mais ne viens pas me dire que tu t’arrêtes de chercher quand tu comprends pas un truc, je te crois pas. J’ai plus de végétaux pour t’insulter, mais je suis toujours en mode grognonne. »

Max lorgna un long moment sur la porte, malheureusement bloquée par Millia. Il considéra un instant les dégâts que lui provoquerait une chute de six étages sur les pavés mouillés de la Rue de Bourg. Il appela au secours Eris, Bouddha, le vieux barbu dans le ciel, Shiva, Shakti, le Monstre Géant de Spaghetti, et même Rael, pour que l’un ou plusieurs d’entre eux l’emmenassent dans quelque coin de ciel. Hélas, les divinités avaient des courses à faire, sans doute, et aucun ravissement ne vint pour le sauver. Seul, Max devait répondre, et répondre correctement sous peine…

« Mais sous peine de quoi exactement ? », déclara une petite voix dans sa tête. Et c’était tout le problème, la question, quelque chose qui avançait masqué en lui, comme un fantôme, la litanie lancinante qui exigeait de savoir où était l’intérêt d’être aimé par d’autres quand tout le poussait à ne pas avoir le temps d’aimer assez ceux qui l’aimaient déjà, ce que ça voulait dire de choisir une personne en particulier, à qui donner un soi qui, forcément, avait ses limites. C’était Sam qui s’était éloigné depuis quelques mois, Emilien qu’il n’avait pas réussi à aider, c’était Hans qui avait lui aussi disparu sans laisser de traces, déçu, en colère, peut-être, Sal et ses emmerdes qui allaient disparaître eux aussi dans les rues de Lausanne, au fond d’un caniveau, toutes ces possibilités dans lesquelles il aurait voulu s’engager, découvrir, et au fond c’était largement suffisant de laisser les autres choisir, de partir du principe qu’il n’était rien de plus qu’un inconvénient, qu’il n’avait rien à amener sinon une présence vaguement encombrante, dont on pouvait évidemment se passer.

-Je, j’ai essayé mais y a pas de notice pour les gens. »

Fort de cette brillante réflexion, Max baissa les bras, hasarda un « je, je suis désolé, je… » que Millia interrompit doucement, l’enveloppant dans ses bras. « Bien sûr que si qu’il y en a une, bobet. Ca s’appelle les mots. Si tu poses les bonnes questions, tu les choppes, les réponses qu’il te faut. »

Max ne sentait rien, sinon une certaine raideur cadavérique qui tétanisait ses membres, la peur qui bloquait ses muscles, les questions qui le raidissaient à se rompre. D’un geste le long de sa colonne vertébrale, elle effaça quelque chose en lui, et tout retomba soudain. Perdu dans une infinie tristesse, regret des heures qu’il aurait dû passer dans son cou, Max baissa la tête, et perdit son visage dans ses cheveux courts et son parfum.

A suivre…

Photo CC : Raphael Goetter

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