CdL 52 : Genèse d’un Homme en Noir

CdL 52 : Genèse d’un Homme en Noir

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Les Chroniques de Lausanne - chapitre 52 : Où l'on se remémore quelques hauts faits du Dandy de la Riponne.

6583330163_80043ff389_oRésumé des épisodes précédents : Sal rend visite à son pote Acné, le Dandy de la Riponne, rongé par la dope et le SIDA.

« Ce qui manque le plus, quand on commence à lâcher prise avec le monde, c’est la musique. » Acné parlait lentement, délibérément, s’arrêtant à chaque phrase ou presque. « A l’époque tu vois, nous les pédés on se retrouvait dans la musique. Le disco d’abord, les grandes folles qui dansaient sur des talons d’un mètre de haut, et les autres qui étaient juste là pour s’amuser, et puis les 80’s ont débarqué avec la House, Chicago et Detroit, et là-dedans on se retrouvait vraiment, tu vois, c’était comme si on avait découvert notre feu à nous, celui qui chauffe dedans, qui te fait oublier la sortie dans le froid, le regard des autres, la famille qui comprend pas. On avait nos soirées, nos petites cavernes, et le reste du monde c’était les ombres sur notre mur. Rien ne pouvait nous toucher. Qu’est-ce qu’on a pu en écouter, des sons, en boîte, mais aussi les uns chez les autres, quand y avait un pote qui montait à Paris pour le poppers et les disquaires. » La tête en arrière, ses yeux touillant ses souvenirs, il n’avait jamais paru si vieux à Sal.

« On écoutait tout ça ensemble, tous les soirs les uns chez les autres, et à l’époque la dope, c’était ça, une manière de mieux sentir la musique, de se retrouver là-dedans. De partager quelque chose qui nous avait toujours manqué quand on était gamins et qu’on savait pas à qui on pouvait parler sans se faire démonter la gueule. On était un groupe, on était une communauté. On avait nos codes, nos soirées, et nos lieux à nous, et c’est ça qui nous a fait grandir, parce que quand on était toutes ensemble les gens pouvaient plus faire comme si de rien n’était, comme si on existait pas vraiment. T’aurais dû voir le Flon à l’époque, quand les folles sortaient du Mad. Y avait pas toutes ces boutiques, mais y avait du strass, des paillettes, et du nylon partout, et ça brillait comme New York la nuit. C’était beau, c’était nouveau, tu vois, et il y avait même des moments où on avait pas honte, juste pas honte. Et au centre de tout ça, il y avait Lui, avec son sourire en coin, ses potes avec qui il baisait, ses potes avec qui il baisait pas, et il y avait moi qui le suivait, nuit après nuit, et qui essayais tellement d’être cool, tellement d’être comme Lui. J’y suis jamais arrivé mais j’aimais ça, j’aimais la musique et l’héro, j’aimais être dans Son entourage, même si j’aurais aimé l’avoir juste pour moi très souvent, je me satisfaisais de ça, aussi, de cette musique qui avait un goût de nous, un goût d’amour infini, de libertés, et de la simple joie d’être ensemble, d’être bien, et de ne plus avoir peur.

Quand les gens ont commencé à être malades, on passait les voir, on leur amenait des vinyles – à l’époque, tu pouvais pas être pédé et ne pas posséder de platine –, et Il avait toujours un mot gentil pour les uns, pour les autres. Et à l’époque on connaissait pas ça, le SIDA. Il faut que tu te rendes compte. Donc on savait pas comment se protéger, on pensait même pas que ce qu’on avait acquis, nos endroits, nos drogues, nos « soirées à vapeur », comme Il les appelait, tous ces trucs dont on avait tout juste commencé à profiter, que ça allait tout d’un coup se changer en épidémie, qu’on allait devoir grandir autrement, que tout cet amour pouvait avoir un prix. Que les disques se rayent un jour. »

De temps en temps, Acné attrapait la main de Sal, doucement, gentiment, pour appuyer un propos, et ses yeux se rallumaient un peu soudain, comme si un courant d’air frais passait un peu sur ses vieilles braises, les faisant briller un peu plus fort dans les ténèbres de ses orbites creuses.

« Alors c’est comme ça que ça s’est passé, c’est ainsi qu’a fini le monde. Pas sur un boum, mais sur un murmure, et sur un murmure qui a fait taire la musique à tout jamais. On commençait tout juste à savoir ce que c’était, on appelait ça le cancer gay parce que c’était nous qui étions le plus touchés, que c’était nous qui crevions en masse… Alors les soirées ont ralenti, on faisait la fête non plus tous ensemble mais contre cette saloperie qui nous bouffait. Et on se dopait encore plus pour se donner du courage.

C’est quand Il a commencé à ne plus sortir du tout qu’on a compris que c’était fini, que notre communauté était brisée. On n’avait plus que la musique et la dope. Et puis la dope a tout pris. Il y en a plein qui s’en sont sortis, qui se sont rangés, qui ont tiré un trait sur leur folle jeunesse. Moi, je me suis occupé de Lui, parce que sans Lui je savais plus qui j’étais. Quand Il a commencé à aller vraiment mal, Il choppait tout ce qui passait, le moindre petit microbe et Il finissait plié en deux au-dessus des chiottes, Il m’a demandé si je pouvais Lui trouver de quoi tenir, de quoi moins souffrir, de quoi se sentir encore un peu comme qui Il était, avant. Alors j’ai commencé à vendre, vendre tout ce qui me passait sous la main, j’ai commencé par la vaisselle et après il n’y avait plus que les livres et les disques, alors j’ai fini par tout vendre, les singles de Todd Terry et les premiers Aphex Twin, les Siens d’abord, et puis les miens. Et puis j’ai vendu la platine, et je nous ai tout envoyé dans les bras, j’allais pas rester sobre à Le regarder gémir…

J’ai jamais été aussi fort qu’à ce moment de ma vie. Quand il en restait, je Lui passais des disques, et après je Lui chantais des vieux refrains sur lesquels Il avait dansé, Il avait baisé, Il avait bu. Et quand Il est mort, à peine quelques semaines après qu’on avait vendu Sa platine, j’étais parti trop loin. » Il n’y avait même pas de regret dans ses paroles, juste l’histoire d’un pauvre type qui s’était grillé par amour, et qui n’avait jamais guéri.

« Il ne me restait que ma petite chambre dont Il s’était toujours moqué. Quand j’ai appelé Son père pour le prévenir que tout était fini, il m’a gentiment prié de quitter Sa maison et de ne plus jamais les déranger avec « tout ça », et pour lui « tout ça » ça voulait dire qui on était, ce qu’on avait vécu, la musique et les soirées, Son petit sourire et Ses mains sur ma nuque. Alors j’ai ramassé tout ce qui n’était pas vissé au sol, je suis rentré, et il ne restait plus que le silence. »

Et ce silence était là avec eux, dans cette petite chambre minable. Acné haletait maintenant, son récit l’avait comme vidé, dégonflé comme un vieux ballon. D’un vague geste de la main, le vieux Dandy réclama de l’eau… Sal sans un bruit se dirigea vers la cuisine, servit un verre. Retourna s’asseoir au pied du lit.

« Ce qui manque le plus, quand on commence à lâcher prise avec le monde, c’est la musique… Alors on en trouve là où on peut, des fois je rentrais dans un café juste pour pouvoir en écouter un moment, quand j’avais encore des habits qui disaient pas uniquement junkie. A la fin, même ça c’était plus possible. Et puis quelqu’un a eu la brillante idée de mettre de la musique dans les parkings. Alors j’y allais de temps en temps, me poser derrière une voiture, tu vois pour moi c’était pour ça, aussi, le plateau, un peu de classe, un peu de glam, un peu de qui on était. »

Sal hocha la tête. Combien de fois ils s’étaient simplement endormis tous les deux dans les tréfonds de la Riponne, avec son vieux pote qui fredonnait « Girls Just Wanna Have Fun » ou n’importe quoi qui passait dans les allées glauques du parking toujours branché sur Nostalgie.

« J’ai vu l’Homme en Noir, tu sais ? »

Sal sursauta. Le croquemitaine de la Riponne, que les junkies se racontaient de temps en temps quand le vent soufflait trop fort pour que le silence reste une option, lui semblait désormais aussi irréel que sa vie d’avant, d’avant la Dame, le marchand de fleurs, l’hôpital… Et il semblait s’inviter soudain dans la tristesse du départ de son ami.

« Quand j’ai appris que le traitement ne marcherait pas, j’ai pas mal traîné à gauche à droite avec mes résultats dans ma poche. Je voulais pas en parler, pas que ça se sache. Et en même temps j’avais envie de parler, juste de parler avec des gens, parce que je savais que le temps allait manquer. Et j’aurais voulu, tu vois, j’aurais voulu… »

Les mots lui raclaient la gorge désormais, comme si ce qu’il avait à dire était trop énorme, trop plein, pour passer dans son cou tacheté comme les vieux. Sal pensa soudain à la carte de Violette, et à ses trois mots.

« Tu aurais voulu qu’on t’oublie pas. »

Une légère pression sur sa main, un petit éclair de reconnaissance dans les yeux de son pote.
« Un soir, j’étais en train d’écouter Stevie Wonder dans un coin, il devait être deux heures du mat’. J’étais en pleine descente, et la descente, quand tu sais que tu vas crever, ça te rend le monde plus net, quelque part. Tu as envie de tout garder avec toi, de ne pas en perdre une miette. Et c’est à ce moment que les deux mecs sont arrivés. Ils étaient en train de s’engueuler sur quelque chose, à côté d’une voiture noire. Je me rappelle avoir trouvé bizarre, y en avait un en t-shirt et l’autre qui portait un manteau. De temps en temps, celui qui avait un manteau jetait un œil sur le plafond, maintenant que j’y pense je crois qu’il regardait les caméras. Et puis tout d’un coup, il s’est approché tout doucement de l’autre. J’ai cru à un moment qu’il allait juste lui poser une main sur l’épaule pour le calmer. Et ensuite, l’autre gars est juste tombé. J’ai pas tout de suite compris, mais quand le manteau s’est baissé pour le ramasser, et le traîner jusqu’à la voiture, je me suis dit que j’avais vu un truc en trop, quelque chose de sale… J’ai pas bougé pendant que le type démarrait, j’ai rien fait. Et quand les phares de la bagnole me sont passés dessus, j’ai juste couvert mon visage. Le type m’a vu, je crois, il a freiné un moment. Et puis il est parti. Je suis resté assis dans mon coin pendant un moment, sans bouger, sans savoir quoi faire. Et puis je suis allé voir là où le type était tombé. Y avait rien, juste une trace grasse là où il avait traîné l’autre. Ensuite je suis rentré chez moi, et la vie a repris son cours.

Mais je pensais tout le temps à ce type, à son manteau, à ce que j’avais vu, en même temps qui allait croire un junkie ? Alors j’ai commencé gentiment à en causer comme je pouvais, j’ai jamais vraiment su pourquoi je changeais des détails, mais chaque fois je racontais l’histoire quand les gens étaient partis dans le nuage, et j’en rajoutais. Et quand le truc a vraiment commencé à vivre, quand les gens à qui j’avais raconté l’histoire se sont mis à me la raconter aussi, à mettre leurs peurs dedans, j’ai continué à raconter, à construire une légende, pour laisser une trace de moi quelque part, parce que tous ceux qui m’avaient connu avant étaient morts ou Pacsés, mais qu’au moins mon histoire, elle, elle disparaîtrait jamais. Et qu’elle tournerait, longtemps après ma mort, comme Nostalgie dans le parking, sans jamais vraiment s’arrêter. Ce serait ma musique à moi, une musique de mort et de tristesse, mais quelque chose qui me ferait exister un peu, comme Lui à l’époque, quand il avait décidé qu’Il allait faire de sa vie une légende. »

Un petit rire rauque s’échappa de sa gorge, un rire sans humour ni joie. « Quand on a toujours passé sa vie à suivre quelqu’un, ça fait du bien d’avoir quelque chose à soi… »

A suivre…

Photo CC Edward Badley

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