CdL 51 : Emilien et la vie Sitcom

CdL 51 : Emilien et la vie Sitcom

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Les Chroniques de Lausanne - Chapitre 51 : Où l'on compare nos vies à la fiction épisodique.

Résumé des épisodes précédents : Après avoir passé plusieurs mois chez sa copine Millia pour se remettre de sa rupture, Anne a finalement décidé de déménager chez Sam et Max. Celui-ci, très amoureux de Millia, lui avait il y a des mois envoyé une déclaration par mail, que Millia n’a découverte que la veille.

sitcomMax venait de finir de rouler un énorme joint qui faisait d’ores et déjà saliver Emilien, les effluves cannabiques venant se mêler, pêle-mêle, aux restes de Chinois commandé avant même que l’antique commode en chêne massif d’Anne (dont c’était certes le seul meuble, peu volumineux, peu encombrant, mais suffisamment dense pour leur avoir coupé les pattes au départ de chez Millia, et qu’ils avaient péniblement hissé de marche en marche en crachant chacun un demi-poumon) n’ait franchi le premier étage, à un fond de bouteille de rouge, délaissée de guerre lasse le jeudi soir et ayant depuis dépassé allègrement le stade de vinaigre, au premier album de MGMT qui ajoutait à l’ambiance feutrée, et à la satisfaction du travail bien fait.

Un coup d’œil à son pote : Max avait plus ou moins repris son teint habituel, lui qui face à la présence de sa Dulcinéa totalement oublieuse avait passé la journée dans les tons rouge vif qu’un cardiologue de passage aurait sans doute diagnostiqués comme signes avant-coureurs de l’attaque de toutes les attaques.

Alors oui, la drogue, c’était mal. Mais pour calmer un peu les inquiétudes d’un grand émotif, pour lui accorder un peu de répit de tout ce qui tournoyait constamment dans son petit melon, lui faire prendre un peu de recul envers une Millia qui discutait doucement avec Anne et Amandine dans sa chambre en vidant des cartons, si proche et pourtant à mille lieues de son pote, de ses désirs adulescents, de son petit mail, oublié ou jamais reçu, et de son incapacité chronique à communiquer ce qu’il ressentait autrement que par une mise à nu qui aurait eu tendance, avant, avant Appelez-Moi-Jean-Claude, avant Lausanne, avant la vie pépère de jeune-professionnel-en-début-de-carrière-pouet-pouet-petit-bourgeois, à lui sembler grotesque, déplacée, voire honteuse. Et puis… Et puis qu’est-ce qu’ils auraient pu inventer, ces mecs, avec leur petite ville sans histoires à part une baston de temps en temps, une ville où au lieu de cramer les bagnoles à Nouvel-An on faisait semblant de mettre le feu à la Cathédrale, qu’est-ce qu’ils auraient pu inventer sinon des problèmes existentiels à 2 balles, des scénarios de série télé, où à la fin tout le monde se retrouve, s’embrasse fort et montre des dents trop blanches en rigolant.

Une inspiration enfumée plus tard, Emilien souriait béatement en imaginant les rires enregistrés sur le moment où Max avait failli tomber de sa chaise parce que Millia l’avait effleuré en passant, celui où Anne avait remarqué innocemment « Ah tiens, il est tout petit votre ascenseur » en jetant un œil contrit sur sa commode, celui où elle avait finalement lâché un « bon, ben bon courage, les mecs » totalement dénué de la moindre compassion.

C’aurait été facile d’en faire des personnages rigolos, de c’téquipe : Il y avait Max, donc, brillant mais totalement incapable d’exprimer le moindre instinct, le moindre truc un peu spontané, sans en faire des montagnes, Anne, tellement ailleurs en général qu’il fallait parfois lui faire répéter ce qu’on venait de lui dire pour qu’elle l’enregistre, Sam, tellement égocentrique qu’il apportait un vent de fraîcheur bienvenu dans cette assemblée de doux dingues, Anasthasie avec ses docks et ses mots cloutés, qui pouvait sécher un type en deux phrases sur un dancefloor avant de se laisser guider comme un agneau par Zelda, Amandine avec ses petites vidéos et ses grands discours rebelles, Millia qui remettait un peu d’ordre dans tout ça, et tout ce petit monde constituait son système solaire à lui, ses planètes, ses astres , la musique des sphères qui résonnait dans sa tête depuis que Max avait jeté son dévolu sur un pauvre type qui codait dans une pièce, observateur décalé de ce petit univers généreux, presque insupportable tellement rien ne changeait, ne changerait jamais.

Quelque chose le gêna, à ce moment précis. Il y avait quelque chose derrière tout ça, quelque chose qui grondait, qui enflait, comme si résumer ses potes l’avait rendu plus lucide, plus connecté au fait que non, décidément, on ne pouvait pas résumer tout ça, tous ces gens, à des qualités propres et nettes, à des défauts excusables et attachants, à cette immobilité de surface où rien n’était vraiment discuté, à des petites histoires simples dont on pouvait rater un moment et quand même comprendre.

« Je crois que tu es un peu un crétin…, lâcha-t-il dans un nuage de fumée.
-Sans doute, répondit Max, tendant mollement le bras pour récupérer son oinj.
-…
-…
-…
-… Mais euh, tu pensais élaborer, ou…
-J’hésite…
-D’ac… D’ac…
-… Je veux dire : Tu es là, à côté de cette fille tout à fait mignonne qui manifestement en pince pour toi. Et tout ce que tu es capable de faire, c’est de baisser les yeux, et d’attendre qu’elle se casse. Comme ça, ton plan-confort, style « après ça je pourrai retourner dans mon auto désolation », il échouera jamais.
-Grave…
-Et ça te semble être une solution positive, constructive, un truc qui va te faire avancer ?
-Euh…
-C’est bien ce que je pensais.
-Mon premier grand amour, mec, c’était une nana elle s’appelait Céline. J’ai jamais été super dégourdi pour ce genre de truc, t’sais pour moi l’amour c’était soit un truc qui s’arrête quand tu as fait un môme et c’est bon ça va maintenant, où un plan BDSM comme Marcello et Tante Agathe, où tu sais jamais lequel va fouetter l’autre, mais au moins ils ont l’air de s’amuser. Enfin bref, par hasard, parce qu’on s’est retrouvés à s’asseoir dos-à-dos à une teuf où il y avait pas assez de chaises, elle a posé sa main sur la mienne et je me suis vaguement dit que j’étais obligé de l’inviter à boire un pot. On a fini par dormir ensemble en se faisant des petits bisous, et le lendemain c’était ma copine, ça a duré trois ans, et c’était génial. Et tu sais le seul sentiment que je me rappelle de cette nuit-là ? Un truc entre la peur et la terreur, un truc qui m’a plié en deux toute la nuit, qui m’a broyé les tripes. On devrait pas ressentir les choses comme ça, on devrait avoir un peu des papillons, une légère appréhension, un truc du genre. Là, moi, je me suis dit que je pourrais jamais survivre à ça une deuxième fois, et pourtant, deux mois après Céline : bam, rebelote. La fille s’appelle Marie et j’ai de nouveau les jetons, mec, et c’est plus une question de première fois, c’est plus ce que tu te dis au lycée sur savoir si tu vas assurer ou quoi, c’est juste un malaise complet, le même que quand on a trouvé Sal et le connard l’autre soir. Mec, la trouille, une trouille pareille, ça devrait pas exister. C’est idiot, c’est demeuré de penser qu’il peut m’arriver quelque chose d’assez grave pour justifier les jetons comme ça.
-Zarbe…
-Ouais, c’est zarbe, et je sais pas pourquoi ça arrive comme ça, même toi quand tu t’es fait démonter tu peux pas imaginer. »

A travers la fumée, Max n’avait pas élevé la voix, il décrivait un sentiment qu’Emilien n’avait jamais ressenti sur un ton d’entomologiste, détaché, comme s’il l’avait examiné sous toutes les coutures et avait pris son parti au final, comme un problème qu’il ne résoudrait jamais, la dernière équation que son énorme bulbe de matheux n’arriverait jamais à résoudre.
-Mais c’est pas le pire, dans tout ça, c’est pas le pire. Le pire, c’est que Millia, tu vois, elle m’a jamais foutu la trouille comme ça, elle m’a jamais démonté à ce point. Alors j’ai fait mon petit mail, comme tu dis, je l’ai fait parce que honnêtement, j’ai tellement pas su profiter de tous ces moments cool, de toutes ces occases, qu’il a fallu que, que… »

« Il a fallu que tu en fasses toute une histoire », déclara Millia, avant de déposer calmement un baiser sur son front. « Je crois qu’il faut qu’on parle. »

A suivre…

Photo CC Sarah

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