CdL 45 : L’Incident

CdL 45 : L’Incident

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Les Chroniques de Lausanne - Chapitre 45 : Où l'on assiste à un bien triste spectacle.

CdL45reixLe soleil se réverbérait sur l’immeuble d’en face récemment repeint en blanc, éclairant l’appartement d’Emilien d’une lumière riche et chaude, qui lui permettait de distinguer à son plafond les toiles qu’une minuscule araignée noire tissait sans relâche, dix centimètres vers le bas, cinq vers le haut, un courant d’air et tout est à refaire, inlassablement. Emilien ricana intérieurement en pensant qu’au moins la confection laissait des traces, un petit bouton rose sur le dessus de sa main, quelques poussières agglutinées, un moucheron trappé. Allongé sur son lit, il faisait le mort, les yeux mi-clos, ressassant la peur qui lui bouffait les tripes. Une semaine, Rachard, AKA Appelez-Moi-Jean-Claude restait une semaine à Lausanne. Emilien n’avait pas fui assez loin. Cent soixante-huit heures dont même pas 12 étaient passées. L’araignée descendait juste au-dessus de sa tête, elle allait finir dans ses cheveux. Toujours mieux que de se faire réveiller par un Shi-Tzu qui sentait la mort et la pâtée à moitié digérée.

Pot de fin d’année il y a 3 ans, son boss est encore ce type un peu beauf qui veut faire de lui un homme, mais qui semble se lasser d’une entreprise qu’il qualifie de « pharaonesque », parce qu’il aime bien utiliser des mots compliqués. Une table dans un Buffalo Grill minable de banlieue, des collègues indifférents qui parlent bas, un mauvais rouge après la Clairette qui glue l’estomac d’acide. Des verres qui ne désemplissent pas et l’ivresse qui monte, soudain Emilien, qui n’est pas généralement réfractaire à ce genre de beuverie corporate, sent un souffle dans son ventre, une gifle qui le sort de son corps, et il se voit, devenir un trentenaire solitaire, une collègue après l’autre jusqu’à ce qu’une décide qu’il est le bon, un premier gosse un an après – peut-être un mariage dans la mairie de province de son village natal – un deuxième trois ans après, une hypothèque sur le dos et une Jean-Claudisation rampante, à coups de Ricard l’été et de Johnnie Walker l’hiver, un divorce vers quarante ans, guère plus, lorsque l’un des deux aura constaté qu’être dans la même merde ne justifie pas plus de sentiments que ça. Après, deux scénarios : Retrouver quelqu’un qui n’a rien appris non plus et recommencer l’entreprise d’anesthésie mutuelle avec trente kilos de plus à eux deux, ne retrouver personne et compléter une métamorphose totale en épave, ou en petit chefaillon comme son mentor l’y invite, sans doute a-t-il senti l’immense potentiel de lose de son petit protégé.

Maintenant le mauvais rouge a un goût de plus en plus séduisant, et Emilien suit son chef, lâche quelques blagues sur Nathalie, la stagiaire à gros seins (dont JC ignore qu’elle pleure à chaque pause depuis 3 mois), et se prépare à être un homme, un vrai. La bouteille est morte, Emilien interpelle une serveuse fatiguée qui passe, la bouteille revient, un amusement teinte les yeux de JC, qui revient avec ses blagues et sa suffisance graisseuse. Emilien s’entend rire, de l’histoire de la pute ukrainienne sans dents, se voit se resservir encore, et encore, et encore, et son boss de rire de plus en plus fort. La table qui se clairsème, les collègues alourdis d’entrecôtes trop grasses qui décollent comme de grosses mouches bleues paresseuses, JC qui appuie un clin d’œil à Nathalie, lui conseillant de ne pas prendre une angine de poitrine, d’ailleurs il peut la ramener, et Emilien la voit hésiter, 20 euros de taxi sur un « salaire » de stagiaire, ça va être dur pour payer son psy à la fin du mois… Un regard vers Emilien qui ne calcule plus rien, il doit aller pisser, « Emilien, tu rentres comment ? », pas rassurée. Courageusement il baisse la tête, se dirige vers les chiottes, saluant vaguement, le mâle alpha a gagné sa soirée, c’est naturel.

Un regard dans le miroir en se lavant les mains, le teint rouge brique et les dents tachées, il se dépêche, les retrouve un peu plus loin sur le parking, il a profité d’un réverbère en panne et elle est à genoux sur le goudron qui file ses bas en nylon ; pas le temps de rejoindre la BM, ou pas envie de dégueuler sur les sièges en cuir, un petit grognement s’échappe régulièrement de sa bouche tordue de plaisir.

Emilien hésite, planté dans l’herbe pisseuse entre le trottoir et le parking. En titubant, il passe de la lumière glauque à leur zone d’obscurité, ouvre la bouche, ignore que dire, et finit par gifler le type. Nathalie recule, s’entrave, tombe, fait « oh », éclate en sanglots et ramasse son petit sac Jennifer à 19 euros, part en courant. JC abasourdi ne prend même pas le temps de reboutonner, et le premier poing percute Emilien au niveau de la pommette droite. Il recule, mais JC se jette sur lui, son érection dépassant de son pantalon, Emilien ne tient plus debout. Un autre coup, son nez éclate en un flash de lumière, un autre, JC se penche sur lui, enchaîne, et Emilien constate, protégeant sa tête comme il peut, qu’il ne s’est jamais battu de sa vie.

JC se lève, semble hésiter un moment, ferme son pantalon en haletant. Emilien se relâche quand il le voit s’éloigner, mais il prenait juste de l’élan : Ce n’est qu’au quatrième coup de pied lui craquant les côtes qu’il perd enfin connaissance…

L’araignée chatouilla son front un moment, se perdit dans ses cheveux. Respirant avec peine, Emilien se demanda à quel instant précis de ses souvenirs il avait commencé à pleurer.

A suivre…

Photo CC : Paul Hocksenar

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