CdL 44 : Sur le départ…

CdL 44 : Sur le départ…

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Les Chroniques de Lausanne - chapitre 44 : Où l'on s'aperçoit à quel point certains adieux déchirent plus que d'autres.

LonelinessSal réajusta un moment son survêt’ et replaça d’une main distraite une mèche de cheveux longs. Il ouvrit sa BD au hasard, et s’attarda un instant sur les détails, sur les dents du zombie qui cliquetaient dans la case, une bouche noire qui s’ouvrait sur de la viande fraîche. C’était plutôt cool en fait. Un sourire lui barra le visage, et la porte s’ouvrit.

« Alors, Sal, bientôt prêt à nous quitter ? »

Aucune inflexion dans la voix, aucun sourire, mais depuis quelques jours Marie avait remplacé le « on » par un « vous », voire par son prénom. Elle lui  avait même filé, la veille, une plaquette de Lindor aux amandes parce que «  la pauvre Mme Costaz est morte avant d’avoir pu l’ouvrir, et moi ça se colle directement sur mes hanches… »

« Tout ça m’a l’air en ordre, l’avisa-t-elle avec une petite moue professionnelle, ça cicatrise bien. » Sal ne répondit rien, mais lui laissa deviner un sourire qu’elle lui rendit presque. Quand elle fut sortie, Sal se replongea dans sa BD, puis la posa, alluma l’antique poste de télévision sans prêter une quelconque importance à la chaîne, soupira.

D’ici un jour, peut-être deux, il lui faudrait partir, et chaque fois qu’il contemplait ce petit vertige, la Voix levait la tête, les canines offertes au vent de la liberté, de la Riponne, de la poudre, des autres loups-garous, et de ce contentement, ce bien-être qu’il n’avait pas ressenti depuis presque une semaine. Il allait y retourner tout de suite, prendre le métro en sortant et arriver en 2 minutes, passer chez Acné peut-être pour voir s’il en avait, prendre de ses nouvelles… La Voix et lui somnolèrent un moment, rêvant de coton et de nuages.

La porte s’ouvrit sur Violette, qui ne frappait que pour avertir mais jamais pour demander la permission. Elle examina un instant le dossier au pied de son lit pendant qu’il la dévorait des yeux.

-Tu vas bientôt pouvoir sortir, c’est cool.
-Ouais, c’est cool.
-Tu sais où tu vas aller ?
-Je vais peut-être rentrer en Valais chez ma reum, j’en sais rien. Sinon je pourrais peut-être trouver une piaule chez un pote.
-C’est bien.
Sal se contenta de la regarder un moment.
-J’ai causé avec un pote flic, tu sais, il dit que pour une agression comme ça, y aurait moyen de le mettre derrière les barreaux un moment, ton type.
-Arrête avec ça…
-Je suis sérieuse, tu sais. Je peux te filer son nom, et ses horaires, comme ça t’es sûr que tu tomberas sur lui.
-Je te dis que je me casse, j’aurai plus rien à faire avec ce connard.

A son tour, Violette se contenta de lui lancer un petit regard triste.

-Ben si tu changes d’avis, le type s’appelle…
-Mais arrête avec les flics, putain ! Sal se leva de sa chaise, et la BD tomba au sol. Tu sais ce que ça fait les flics ? Une fois, j’avais une copine, elle s’appelait Annie, et elle était tout le temps défoncée, apparemment ses vieux avaient du pognon, et on baisait ensemble de temps en temps quand on était en état. Sauf qu’un soir, tu vois, elle a pris la dose de trop, celle qui grille le cerveau. Elle s’est mise à délirer grave, en plein milieu de la Riponne, elle arrêtait pas de gueuler qu’elle avait peur, qu’elle était terrorisée, et elle s’est juste couchée par terre et moi j’arrivais pas à la relever. A un moment les keufs ont débarqué, avec le raffut qu’elle faisait tu penses, y a quelqu’un du quartier qui les a appelés. Ils ont débarqué à quatre et y en a un qui m’a plaqué au sol quand j’essayais de l’aider, ils ont cru que je l’agressais, tu vois ? J’ai essayé de leur expliquer, putain, mais ils ont pas voulu m’écouter, sauf que quand ses trois potes se sont approchés d’elle, elle a encore plus paniqué, elle les a insultés, elle les a frappés un peu, je crois, je voyais que ce putain de bitume et ce gros connard qui avait son genou dans mon dos. Au final, les mecs ils ont rien trouvé de mieux que la bastonner pour la calmer. Quand l’ambulance est arrivée, ils m’ont embarqué comme ça, et la meuf elle est partie à Cery avec une oreille en moins, ils l’ont tellement défoncée qu’elle entendra plus rien de l’oreille droite. Et tu vois c’est ça la société, l’autorité, toutes ces conneries, ils en ont rien à foutre de nous, ils sont juste là pour cogner, et c’est pareil avec tout le monde, tu vois, avec tout le monde…

Interdit, Sal resta debout, les bras ballant, presque épuisé. Violette inspira, et puis sans monter de ton, en plantant gentiment ses yeux brun sombre dans ceux de Sal :

-Mon pauvre, toute la société est méchante avec toi ? Mais ouvre les yeux…
-Il y a que toi qui m’as fait une fleur dans ma vie.

C’était un baiser raté, bancal, entre le croc et la lèvre. Les coupures dans son dos tiraillaient sa chair, mais il ne les sentait pas plus qu’il n’entendait le gémissement qui s’échappait de la gorge de la petite infirmière coincée contre le mur. Il n’avait pas ressenti ça depuis si longtemps, un désir fou qui annihilait sa pensée, qui assourdissait Sal pour mieux laisser la Voix s’exprimer. Son bas-ventre plaqué contre la poche de la blouse, il sentait l’odeur de henné de ses cheveux et s’en délectait. Elle sembla céder un instant, et il repositionna ses lèvres, écarta un peu les bras…

La douleur éclata en une boule rouge. De sa lèvre fendue gicla une petite salve de sang et de salive. Violette le repoussa encore. Le gifla. Le choc le propulsa contre le mur. Sal se laissa couler au sol, hébété. Elle traversa la chambre en tremblant, ferma la porte, sembla hésiter un instant, puis serra les poings avant de s’asseoir posément en face de lui.

Sal ne prit pas la peine de lire le dégoût et la pitié sur son visage. Elle l’observa en silence pendant un instant. Il ouvrit la bouche, commença une phrase…

-Je…
-Maintenant tu te tais, Sal. Tu fermes ta gueule…

La voix de Violette ne tremblait pas.

-Tu fermes ta gueule et tu m’écoutes bien. T’es pas plus en souci qu’avant, je vais pas t’envoyer les flics au cul. Je le fais pas par gentillesse, je le fais pour te signaler qu’il existe des gens qui veulent ton bien, que ces gens tu les connais pas, et tu les connaîtras peut-être jamais, mais ils existent, tu vois, ils existent, et c’est juste qu’ils ont décidé de pas être la personne qui pense que tout est foutu, et qu’ils préfèrent se dire que si ils se bougent le cul, ils pourront servir à quelque chose. Là tu crois que ton p’tit bisou m’a fait découvrir ton vrai visage, parce que tu crois que tout le monde peut s’en sortir en étant juste aussi moisi que le monde qui les entoure, mais ce que t’as pas compris c’est que tu m’as juste fait peur, parce qu’il y a aussi des gens qui veulent pas que du bien, et que jusqu’à présent je croyais que t’en faisais pas partie. Précisément maintenant je sais pas ce que je pense de toi, mais tout ce que je sais c’est que tu vas devoir t’en aller bientôt, et que tu auras deux choix : redevenir qui tu étais ou essayer de changer. Et je vais pas te mentir, tu sais lequel des deux va être le plus dur. Mais c’est ton choix, et je vais pas te tenir la main pour le faire, surtout avec ton petit tour de juste maintenant. Mais je veux bien que tu passes de temps en temps prendre un café, quoi que tu choisisses. T’as le droit de prendre ça ou de te casser, mais c’est le deal. Tu choisis pas maintenant, et on se croise une fois de jour, ici à la caf’, si t’es en état.

Et elle tourna les talons. C’était la dernière fois qu’il la voyait. La Voix s’approcha de son visage, et pour le rasséréner souffla son souffle chaud sur sa joue.

A suivre…

Photo CC : Luigi De Frenza

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