Ouaich, ça y était ! Max était plutôt content pour son pote, le projet avait bien avancé, Vétraz, malgré ses petits moments de papy inquiet, allait être content, et ce serait bientôt back in business, les pauses interminables à jouer à Left 4 Dead en réseau lui, Emilien, Sam et Mme Buloz, qui s’était avérée une addition bienvenue à leurs parties (la vieille secrétaire prenait toujours la grosse brute, et son enthousiasme pour les grenades, certes très efficace quand les hordes de zombies déferlaient sur leurs écrans respectifs, faisait un petit peu peur).
Ouaich, ça y était ! Max n’était pas à proprement parler un de ces types qui ne font rien au boulot. En tant que responsable du parc informatique de la boîte, il s’assurait toujours que les machines ronronnaient avant de se mettre à jouer. Mais lorsqu’il avait du temps devant lui, il posait son téléphone sur ses genoux dans l’éventualité d’une urgence, et se lançait volontiers dans des activités que personne, avec toute la meilleure volonté du monde, n’aurait jamais pu qualifier de productives. Et c’est ainsi qu’il avait appris que Mme Buloz ne rechignait pas devant un peu de violence digitale, que M. Moritz, le comptable suisse-allemand, était un redoutable stratège à Starcraft (doté par ailleurs d’un vocabulaire de jurons et d’insultes particulièrement fourni) et, au détour d’un petit voyage de training à la maison mère, que Macy Boyd, le Senior Executive in Charge of IT, se connectait aussitôt rentré chez lui dans la peau d’un Shaman Tauren de niveau 90 spécialisé dans les totems de feu.
Enfin bon, l’heure n’était pas aux réminiscences. Il y aurait la présentation, les applaudissements, les inévitables changements radicaux de dernière minute, et dans une semaine Emilien serait libre, libre et probablement un peu moins soucieux. Des potes plus heureux, c’était plus de temps pour jouer, plus de temps pour ses posters en ville, et plein d’idées dans tous les sens.
La porte s’ouvrit soudain sur Vétraz, qui hochait la tête calmement devant un homme d’une quarantaine d’années, carré dans un costume gris impeccable dont la veste était déboutonnée pour donner l’impression qu’il était ouvert et sympa alors qu’il se penchait sur son interlocuteur, un sourire carnassier aux lèvres, forçant l’espace du vieil homme qui était arrivé à court de place pour reculer, et subissait une histoire à un volume démesuré dont Max avait manqué le début, mais qui allait immanquablement déboucher sur l’humiliation, probablement à caractère sexuel, d’une minorité quelconque, probablement par le biais d’une pratique sexuelle non consensuelle.
-« Et au final, le Noir, il l’encule ! » lança le type dans un jappement devant un Vétraz le gratifiant d’un sourire moins poli que gêné. « Bingo ! », pensa Max. La tonitruance du type devait couvrir, à chaque fois, la consternation qu’il semait sur son passage. Max s’apprêtait à lui coller une étiquette de sale con et à s’atteler avec enthousiasme à l’élimination systématique de chaque trace de son souvenir lorsqu’il remarqua que l’homme avait désormais changé de cible, fondant sur Emilien qui l’accueillit avec un sourire et lui serra la main solennellement.
« Alors, comment ça va la Suisse ?
-Oh, les gens sont sympas.
-Ouais, en fait il est parti parce qu’il avait baisé toutes les gonzesses à la maison, alors ça le change, murmura-t-il sans la moindre discrétion à Vétraz qui soupira.
-Enfin à part ma femme, hein ? Le petit salaud, la seule que je peux plus voir en peinture et c’est la seule qu’il baise pas.
-Ceci dit, je me suis toujours demandé s’il préférait pas les hommes. Ca te dirait qu’on se fasse une petite virée dans un chalet tous les deux ? Tu me feras voir du pays. »
Vétraz rougit, bouche bée. Emilien, décomposé, opina lamentablement. Une fureur sourde, blanche comme l’acier en fusion se déversa dans les tripes de Max.
« Je plaisante. On a toujours plaisanté avec Emilien, malgré ses nombreux défauts je l’ai toujours bien aimé. »
Un petit clin d’œil complice à un Vétraz qui n’en demandait pas tant, complice coopté d’une insulte qui ne faisait plus rire personne, malgré le sourire de loup, malgré le ton que l’homme devait penser ironique. Le vieux patron tenta de dévier la conversation sur Lausanne et sur le tourisme. « Ah oui, Lausanne, c’est un peu comme un Neuilly qui aurait réussi. » Le reste de l’équipe fit de cette inanité supplémentaire le point final de la conversation et Emilien, blanc comme un linge, prit place devant l’écran de la conférence. Le type s’assit un peu plus loin. Quant à Vétraz, il avait pris place de l’autre côté de la table, le plus loin possible de son interlocuteur, risquant d’ailleurs une entorse lorsqu’il avait enjambé la pile de câbles et de matériel.
Emilien s’éclaircit la voix et lança sa présentation. Les mots Crowd Modelling for emergency evacuation of the future Lausanne stadium apparurent à l’écran. Son regard croisa celui de Max. Il n’y restait plus la moindre trace de vie. On aurait dit qu’il s’attendait simplement, sûrement, à une inévitable catastrophe, sa dernière certitude demeurant qu’elle lui serait destinée. De son côté de la table, le type avait rangé son sourire, mais la férocité demeurait, quelque chose qui dévorait Emilien par petites bouchées méthodiques, perçant, agaçant par jeu plutôt que pour se nourrir, et qui semblait vouloir dire « Où que tu ailles, je te retrouverai. Tu m’appartiens aujourd’hui tout autant qu’hier. » Max repensa soudain à Sal, à ses yeux fous lorsqu’ils l’avaient trouvé par terre.
A suivre…
Photo CC : Laskawolf
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