CdL 41 : Emilien et Vétraz

CdL 41 : Emilien et Vétraz

Posté dans : Feuilleton 0
Les Chroniques de Lausanne - chapitre 41 : Où l'acculturation permet à un frais immigré d'utiliser l'arme ultime de son pays d'accueil.

CdL41Le réveil était déjà passé des Cure à Röyksopp, puis à un vieux morceau de Hardcore qui avait résonné dans ses rêves sans vraiment jurer sur le lac brumeux dans lequel il flottait, les yeux plantés dans le ciel gris en se remémorant quand il était tout gamin et qu’il sautait comme une puce sur le vieux canapé que sa mère avait installé dans un coin de la cave, avec la Super NES et une vieille télé qui déformait l’image de la Légende de Zelda mais c’était pas grave, il fallait juste qu’il se rappelle combien il lui restait de cœurs, et puis c’était pas encore le temps d’aller se coucher Maman, même si le réveil chantait désormais du Sébastien Tellier et il était dans l’amour et la violence mais ça voulait probablement dire qu’il était gentiment l’heure d’émerger, où était passé le lac, d’abord, le canapé sentait l’humidité et le moisi et puis il collait un peu parce que son pote Marcel avait renversé son coca heureusement ils avaient réussi à sauver les manettes, putain où il était passé Marcel aujourd’hui, encore un qu’il avait perdu de vue depuis qu’il avait commencé son job chez Appelez-Moi-Jean-Claude et au moment où son boss sortait du lac avec ses grands yeux rouges et son petit sourire de gars paumé qui a toujours cru qu’il avait raison, un vieux remix de Rage Against the Machine encodé n’importe comment satura ses aigus, ses oreilles, son cerveau. Il était l’heure d’aller se doucher, s’habiller, et aller au boulot.

Emilien sursauta, jeta un œil méprisant sur l’affichage rougeoyant du réveil, déchiffra 7:37, inspira, s’étira, bâilla, rejeta son duvet sur ses jambes en essayant de se rappeler ce qui s’était passé dans son rêve, sans succès. Il était temps de se lever, grosse présentation en perspective, son modèle de gestion des files d’attente était dû ce matin à dix heures, et Vétraz semblait particulièrement excité depuis quelques semaines.

Emilien esquissa un sourire en pensant à son nouveau patron. Le vieil homme (ils prenaient leur retraite assez tard, en Suisse) était d’un calme olympien en toute circonstance, et ne semblait se préoccuper de rien si ce n’était de la santé de ses employés ; Emilien, un lendemain de sortie avec Sam et Max, avait prétexté une vague « grippe intestinale » pour appeler en disant qu’il allait manquer la matinée, et Vétraz lui avait répondu tout de suite qu’il pouvait prendre sa journée entière, et qu’il était « important que tu te reposes ». Pour ne pas lui faire de peine, il avait profité de sa journée pour déballer un demi-carton et regarder trois saisons de The Office.

Une fois, une seule, il l’avait vu manifester autre chose que la sérénité du Bouddha : Tous les matins, Emilien avait l’habitude de se payer une part de tarte aux pommes dans la petite boulangerie en bas de chez lui et, ce jour-là, la vendeuse avait décidé de faire un geste envers « un gentil jeune homme comme vous », et lui avait fait cadeau d’une part de plus, qu’Emilien avait emportée avec lui au boulot, pensant en faire son quatre heures. Dans l’ascenseur, il avait croisé Vétraz, dont l’œil s’était posé sur la part de gâteau qu’il n’avait plus quittée alors qu’ils échangeaient les plaisanteries d’usage, jusqu’au moment où Emilien avait proposé de la lui donner. Il lui avait semblé revoir son père, brimé par excès d’amour par sa petite femme alors que cholestérol et diabète guettaient dans l’ombre, ce mélange de responsabilité et de coupable regret qui faisait les hommes heureux (et vivants) dans un mariage trentenaire. Il n’avait jamais vu – et espérait ne plus jamais voir – une telle voracité, même sur la chaîne Animaux en fin de soirée, quand passent les documentaires sur les requins et les lions.

Depuis quelques semaines cependant, Vétraz s’était montré presque aussi gourmand à l’égard de son nouvel employé, et Emilien s’était habitué à le voir débarquer dans son bureau au moins une fois par jour, la truffe humide et l’œil vif, pour s’assurer qu’il serait prêt. Malheureusement, une fois rassuré, il avait tendance à s’installer sur le petit tabouret en face d’Emilien et à parler longuement, très longuement, trop longuement de la bise trop froide, de ses os trop vieux, ou de sa jeunesse trop sage, et Emilien passait plus de temps à lui répondre qu’il n’en passait à coder.

Sam lui avait suggéré de lui faire revoir ses attentes à la baisse en prétextant un retard incompressible, après tout il n’en serait que plus ravi lors de la présentation, mais Emilien rechignait à décevoir quelqu’un qui croyait en lui, alors il faisait face, un sourire poli quoique légèrement crispé au visage, quitte à rester certains soirs jusqu’à minuit pour rattraper le temps perdu.

C’était finalement Max qui avait trouvé une solution : une boîte de chocolats posée du côté du tabouret sur le bureau d’Emilien. « Regarde la prochaine fois qu’il vient, tu devrais distinguer un petit démon sur son épaule qui lui montre la boîte, et une petite Madame Vétraz avec une auréole sur l’autre qui lui montre des résultats d’analyses, il devrait trouver ça suffisamment intolérable pour que ça ne dure pas ». Emilien s’était donc rendu dans la chocolaterie la plus célèbre de Lausanne, et avait dépensé une somme non-négligeable dans une énorme boîte de chocolats dont l’odeur parfumait délicatement, mais solidement son bureau. Au début, il avait dû un peu exagérer la présence de la boîte, insister pour que son chef en prenne un, et cinq secondes plus tard, il avait décelé la première goutte de transpiration sur sa tempe, la première ride au coin de sa bouche, son front qui se plissait imperceptiblement. C’était presque cruel, au fond, mais il s’était dit que la complétion de son programme en temps et en heure en valait la chandelle. Aujourd’hui, le truc était prêt, testé, et fonctionnait plutôt pas mal. Lançant un clin d’œil à Mme Buloz en franchissant la porte de l’austère immeuble, Emilien décida que la vie n’était pas mal du tout, et qu’il essaierait peut-être de chercher où en était son pote Marcel quand il aurait fini. Il lui semblait qu’il était parti vivre à Tokyo après le bac, et qu’il avait fait un doctorat en physique quantique. Des physiciens qui s’appelaient Marcel à Tokyo, il devait pas y en avoir deux cents…

Il en était à ce point dans ses réminiscences lorsqu’il franchit la porte de son bureau, un demi-sourire aux lèvres. Jean-Claude l’attendait derrière son ordinateur, mordant dans un chocolat en soupirant d’aise.

A suivre…

Photo CC : orangebrompton

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.