Pour la neuvième fois, Sal ouvrit sa BD à la première page, relut le résumé des épisodes précédents, puis s’attela à dévorer lentement mais consciencieusement les 132 pages glacées. Il n’avait pas tout bien compris, évidemment, il lui manquait le début, il y avait plein de personnages dans tous les sens, mais il l’aimait bien cette histoire, il y avait plein de gens qui se faisaient bouffer par des zombies, il y en avait même un qui finissait par se planquer dans un genre de chiotte en plein air pour survivre, manque de bol il se faisait bouffer 10 pages plus loin, c’était cool. A un moment, un paquet de survivants se barricadaient dans un supermarché, et sur une page entière on les voyait, couverts de boue et de sang, se tenir devant un magasin de jouets où il y avait encore de l’électricité, et il y avait ce truc cool qui disait qu’OK c’était la misère, mais il y avait des trucs assez jolis des fois quand même.
Depuis ce matin, il pouvait se lever sans débrancher tout son bordel de fils et de tubes, son dos lui faisait moins mal et il pouvait se doucher tout seul, maintenant. Il en avait profité comme un porc, d’ailleurs, deux, trois douches par jour putain ça faisait du bien. D’après ce qu’il avait compris, il pourrait sortir de l’hôpital le lendemain, et depuis qu’il savait ça, même la Voix semblait s’habituer à traîner sous méthadone. Il avait même fait un petit tour dehors, une fois, mais il avait un peu honte de ses habits, avec tous les docteurs dehors et tout. Et puis il y avait Violette, et il voulait pas la rater.
Elle était apparue au pied de son lit un matin à la place de l’Infirmière qui l’appelait « on ». Il avait ouvert les yeux sur elle avec le grondement du train dans ses rêves qui résonnait encore dans sa tête. Elle était en train de lire le dossier accroché à son pieu, et ses dreadlocks cachaient presque son visage, mais pas assez pour qu’il manque ses yeux bruns. Elle devait avoir genre 25 ans, elle était métisse, pas très grande, elle portait un futal bouffant et des tongs aux couleurs de la Jamaïque, et sa blouse blanche la moulait un petit peu, surtout au niveau des… Il avait détourné le regard. Encore aujourd’hui, il avait du mal à la regarder longtemps.
Elle s’était approchée de lui ensuite, lui avait tendu les médocs pour la cicatrisation, et la petite bouteille de métha, s’était assurée qu’il prenait bien tout, sans rien dire, et puis elle avait lâché « Alors, t’es réveillé ? » Sa voix était neutre mais pas impersonnelle, distante mais pas froide. Elle ne souriait pas exactement, mais elle le regardait dans les yeux, au moins, et son regard lui avait fait penser à celui de la Dame, il y avait un challenge là-dedans, une manière de dire « je sais pas encore ce que tu vaux ». Et il s’était rendu compte qu’elle lui avait posé une question, et qu’éventuellement il pourrait répondre.
-Ouais, ouais chuis réveillé. Désolé.
-Désolé de quoi, elle avait demandé sans montrer beaucoup d’intérêt pour la réponse.
-En fait l’autre infirmière, là, j’ai toujours l’impression de lui faire perdre du temps, quand je dors.
-On apprécie tous Mme Rochat à notre manière, elle avait dit, et il avait pas entièrement compris si elle se moquait, ni de qui.
-Alors, tu tiens le coup comment avec la métha ?
-Ouais euh, ça va. Ca va.
-Ouais, j’ai l’impression que tu gères pour l’instant. T’es à 40 milli par jour, là, tu te sens comment ?
-Ca va, ça va. Genre j’ai un peu la pâteuse quand je me réveille, mais sinon ça va.
-Ouais, apparemment, ça va.
Elle lui avait fait un sourire en coin, style « on me l’a déjà faite, celle-là, mon petit bonhomme », mais elle avait continué à arranger son pieu, et elle l’avait aidé à se lever. Son sourire faisait bouger la petite constellation de grains de beauté sur ses pommettes brun sombre, et ça lui allait super bien. Elle l’avait aidé à enlever sa chemise de nuit trempée de sueur, avait changé ses draps presque transparents tellement ils étaient mouillés pendant qu’il passait aux toilettes. Il faisait une chaleur pas possible, dans cet hôpital, il était tout le temps en nage.
-Tu sais, pour la transpiration, tu peux demander à ce qu’on te file de la sauge médicinale, elle lui avait lancé à travers la porte de la petite salle de bains.
Il avait tiré la chasse, et avait sorti la tête à travers la porte entrebâillée.
-Ouais, c’est quoi ?
-C’est une herbe que tu peux mettre sur la bouffe, ça te fera transpirer moins. En plus, c’est super bon avec une salade, ou même sur un steak, t’sais. T’as d’autres effets secondaires ?
-Bah je sais pas, déjà je savais pas que ça faisait transpirer, alors si ça se trouve…
-Bon, je prends ça pour un non, au cas où tu me rediras.
Elle avait jeté un œil sur ce qu’il avait sur sa table de nuit, sur sa chaise. A part ses 2-3 sapes, dans son sac avec l’enveloppe que lui avait ramené le gars, il n’avait rien, à part la BD qui traînait à côté du téléphone.
-Oh cool, elle avait dit, des zombies.
-Ouais, c’est un, un pote qui me l’a amenée. Pour pas que je m’ennuie. Y a plein de tomes, celui-ci c’est le onzième.
-Stylé. Et alors, ça vaut le coup de lire depuis le début ?
-Grave, avait affirmé Sal sans l’ombre d’un doute. Le début devait être bien sinon il n’y aurait pas eu autant de tomes, donc ce n’était pas exactement un mensonge.
-C’est cool que tu aies des potes, ça aide à s’en sortir.
-Ouais, j’ai de la chance…
-Bon, je vais aller voir Monsieur Kilink. A plus, Salvatore.
-Euh, tu peux m’appeler Sal.
Et elle lui avait fait un sourire bizarre, moitié sympa moitié pro, avant de passer derrière le rideau pour s’occuper de son voisin de chambre.
-OK, Sal. On se revoit ce soir. Dis-moi si tu remarques d’autres effets secondaires.
Cet après-midi-là, il avait eu du mal à se concentrer sur ses deux lectures quotidiennes de sa BD. Quand elle était revenue, il en était à la page 30, et il avait tout oublié. Elle avait posé un petit paquet cellophané sur sa table de nuit, un paquet d’herbes vertes qui sentaient fort.
-Ah ouais, ça j’en ai déjà acheté sur la Riponne, il avait dit.
Cette fois elle lui avait fait un vrai sourire, et il avait dû rabattre stratégiquement le drap sur le haut de ses jambes.
-Ca m’étonnerait que tu puisses assaisonner une salade avec ce qu’on trouve sur la Riponne.
-Tu serais surprise. C’est des gastronomes les gens sur la Riponne, tu sais. Faut avoir essayé le hot-dog à la beuh avant de te moquer.
Elle avait fait une grimace de dégoût avant d’éclater de rire. Depuis, elle avait pris l’habitude de venir manger un sandwich avec lui tous les midis, et le temps passait plus vite. Trop vite, en vérité. Demain, il allait falloir partir, et Sal ignorait totalement pour où…
A suivre…
Photo CC The Culinary Geek
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