CdL 38 : Zee axisse of iivole

CdL 38 : Zee axisse of iivole

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Les Chroniques de Lausanne - chapitre 38 : Où l'on fait connaissance dans des circonstances plutôt tendues avant de discuter de l'immoralité de l'un de nos protagonistes.

A peine la porte entrouverte, le sourire d’Anne effectua une sortie certes timide, mais décidée. Un bouquet, une palette, un pot-pourri de souvenirs lui sauta à la figure à sa première inspiration. Une volée de demi-souvenirs papillonnait, un mélange de tabac, de parfum pour homme, de lessive laissée trop longtemps en boule avant d’être étendue, une vague fragrance cannabique, et le vécu des vieux appartements  se mêlaient dans l’atmosphère, imprégnaient tout, les murs pas si jaunis qu’elle se les était imaginés en voyant l’immeuble, les meubles de bric et de broc, deux portes béant sur deux chambres vides, les lits pas fait pour l’un, pas utilisé pour l’autre, une porte fermée sur laquelle était collée une ardoise qui disait “Eglise du Saint-BPM”, et puis les vieux abat-jour en corde qui devaient dater des années 50, tout l’appartement, à l’exception peut-être d’un écran de télévision démesuré (sur lequel, malgré tous les égards que sa position royale dans le salon eurent dû lui valoir, elle pouvait distinguer les reflets d’innombrables mains grasses de pizza) et de quatre  fauteuils en cuir rouge vif qui lui faisaient face.

Emilien s’était d’ailleurs jeté sur celui du milieu avant de se raviser et de lui proposer un café, un thé, n’importe quoi.

« Oui, donc, je disais, j’ai débarqué à Lausanne il y a quelques mois, et je les ai rencontrés à ce moment-là. Et donc, comme je suis super souvent ici, ils m’ont dit de venir pour ta visite », et puis devant la mine pas forcément réjouie d’Anne, « Donc chuis là… » Le sourire d’Anne négociait sec, ce pauvre type n’était pas responsable, après tout, mais Anne n’était pas totalement imperméable à la mauvaise foi, avait passé une sale nuit, n’était venue que parce qu’Amandine et Millia l’avaient menacée de mettre toutes ses affaires dans des sacs poubelles (« non taxés pour qu’ils restent dans la rue plus longtemps », certes, mais quand même), et il lui semblait qu’avec tous les efforts surhumains qu’elle avait dû accomplir pour être là un samedi matin, la moindre des choses qu’elle pouvait s’octroyer était d’allumer un moment son bitch switch, histoire de ne pas passer pour un paillasson devant un type qu’elle serait sans doute amenée à revoir souvent.

Il lui tendit un thé chaud dans une tasse Space Invaders ébréchée (l’intérieur du placard était à l’image du reste de l’appart’ : foutraque, dépareillé, et juvénile), puis finit par s’asseoir, en checkant son téléphone. Il lui avait vaguement proposé de lui faire visiter l’appart’, mais semblait s’être ravisé devant son air renfrogné. Le sourire d’Anne avait de plus en plus de mal à se contenir, et ce n’est pas sans une certaine difficulté qu’elle réussit à lui demander d’un ton froid :

« Dis, donc, tes potes, on peut toujours autant compter sur eux ?
-Alors non, pas du tout, d’habitude ils sont tout le temps à l’heure, ils sont super bien organisés et tout, simplement hier soir, ça a été un peu compliqué, on a dû aller à l’hôpital…
-Ouais, tl;dr, j’ai envie de te dire, l’interrompit-elle. »

Emilien rebaissa les yeux sur son téléphone, texta, appela, facebooka, tweeta ses potes, pour qu’ils se décident à revenir, vite, ou bien à repousser le rendez-vous, à l’annuler, même, si possible, n’importe quoi pour éviter de passer plus de temps avec Anne – qu’il ne pouvait évidemment ni mettre dehors, ni laisser seule chez ses potes.

Anne camoufla son sourire derrière les Space Invaders. Après tout, ce n’était pas parce que la matinée avait mal commencé qu’elle ne pouvait pas s’offrir un thé dans le silence. Il était plutôt agréable à l’œil, ce mec, avec ses cheveux qui tombaient en vrac sur son front, ses épaules vagues, comme floues dans ses sapes, et il avait le mérite de ne pas l’avoir déshabillée du regard à la première seconde. Il avait des yeux gris, des yeux de menteur qui ne sait pas mentir mais qui essaie quand même, une faiblesse tout au fond qu’il devait travailler très, trop dur à cacher.

Elle en était là de ses réflexions lorsqu’un craquement de la porte d’entrée fit bondir Emilien de son siège, et se précipiter dans le couloir. A sa voix se mêlèrent deux nouvelles, et Anne hésita un instant à simplement prendre son sac et s’en aller sans mot dire, laissant ses futurs colocataires en plan, mais son sourire la dissuada. Il était pas mal, cet appart’, quand même. Et puis Millia connaissait bien l’un des deux mecs (il semblait à Anne qu’elle en avait pincé pour lui à un moment), et puis la dvdthèque, et puis les fauteuils rouges, et puis l’idée de ne plus être un poids pour sa copine… Ca valait bien un petit peu de bonne volonté. Emilien avait attaqué d’entrée, sur un ton très sérieux, ses deux potes qui le dévisageaient, mi-figue, mi-raisin.

« Non mais sérieux, les mecs, ça se fait pas, quoi. Sérieux, une demi-heure de retard, vous auriez au moins pu me prévenir, je savais pas quoi faire, là. Vous étiez où bordel ? Ca faisait un quart d’heure qu’elle attendait, Anne, quand je suis arrivé. »

Anne s’approcha. Au bout du couloir, les trois mecs se tenaient les bras croisés, Emilien tentait tant bien que mal à redresser ses épaules. Le plus grand des deux – Anne se rappela qu’il s’appelait Sam – s’était adossé au mur, un genou légèrement replié, et on aurait dit qu’il posait pour un catalogues de fringues, genre « Alex donne dans le look négligé dans une paire de Docker’s modèle no-crease, avec petit polo qui a traîné par terre pendant une nuit torride », la tête légèrement inclinée dans la position du pénitent-pas-si-désolé-que-ça, un demi-sourire dessinant quelques lignes sous sa barbe savamment non entretenue.

L’autre, Max, le gars qui avait tant plu à Millia il y a quelques mois, ressemblait plus ou moins à un ours, mais un ours sans griffes et sans crocs, un genre de boule de poils, affublé d’un t-shirt orange sur lequel volaient en riant de gros oiseaux bleus tout ronds. Un peu en retrait, peut-être un peu penaud, Max écoutait bravement son pote s’essouffler, lorsque Sam prit la parole :

-J’étais chez une copine, ça a duré un peu plus tard que prévu, je pensais que Max serait là. D’ailleurs, t’étais où, Max ?
-Je suis passé à l’hosto voir Sal, hasarda-t-il à destination d’Anne avec un sourire. Je pensais que tu serais rentré.
-Bah voilà, tu as la clé de l’histoire, vieux.
-Mais vous aviez oublié que vous aviez rendez-vous, ou bien ?
-Bah non mais moi j’étais occupé, et Max aussi, ça arrive, appuya Sam d’un clin d’œil plutôt irrésistible. Et puis qu’est-ce que c’est que ces manières, on engueule pas les gens avant de faire les présentations.
-Ouais, sérieux, Emilien, en fait ce que tu nous reproches, c’est de ta faute, ok on était un tout petit peu en retard, mais toi aussi, et comme c’était toi le premier arrivé, c’est aussi un petit peu de ta faute si Anne (salut Anne, moi c’est Max, glissa-t-il en tendant la main), si Anne a dû attendre. Finalement, le seul problème ici, c’est que tout le monde était en retard, alors c’est facile, aussi, de monter sur tes grands chevaux sous prétexte que tu étais là un peu moins en retard. En fait tu te sers de nous pour justifier ton retard à toi, mec, et tu sais ce que c’est, ça ? C’est evil.
-C’est evil, acquiesça Sam, avant de s’approcher d’Anne et de la saisir dans ses bras pour lui faire une bise parfumée d’un aftershave qui ne devait probablement pas appartenir à la jeune femme chez qui Sam disait avoir passé la nuit.
-Mais ça n’a rien à voir avec moi…
-Je t’arrête tout de suite. On te dit souvent que tu es evil, et là on a un exemple parfait. Tu es evil.
-Mais sérieux, j’habite même pas ici !
-Ce n’est pas une excuse pour être evil, mec. Anne, toi par exemple, t’habites pas ici et tu n’es pas evil, s’pas ?
Anne éclata de rire.
-Je sais pas, ça veut dire quoi ?
-Tu sais, comme ils disent les ricains, genre l’axe du mal, c’est zee axisse ov iivole. Bah là, aujourd’hui, l’axisse ov iivole, c’est Emilien, expliqua Max dans un flot étrange, à la fois éloquent et nerveux.
-Mais sinon il est sympa en général, conclut Sam en posant une main sur l’épaule d’Emilien. Et toi ?
-Moi quoi ?
-Je dis pas qu’on prend pas les gens evil, c’est juste pour savoir, ça évitera des discussions comme celle à laquelle tu viens d’assister, d’ailleurs merci bien de nous avoir abaissés à ton niveau, Emilien, ça fait plaisir pour un samedi matin.

Emilien soupira, vaincu.
-Donc ouais, est-ce que tu es evil ?
-Euh, je sais pas, y a un rabais sur le loyer ?
Sam éclata de rire. Emilien pouffa. Max sembla réfléchir un instant, avant de retourner un large sourire à celui d’Anne, qui avait décidé de s’installer franchement sur son visage, et de faire un petit signe de la main à un futur voisin.

A suivre…

Photo CC : SlipStreamJC

2 Responses

  1. Avatar
    Céline
    | Répondre

    Bien bon, on en reprendrait volontiers 😉

  2. Arnaud
    Arnaud
    | Répondre

    Merci beaucoup, prochaine ration prévue pour bientôt 😀 !

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