CdL 37 : Hans le matin danse

CdL 37 : Hans le matin danse

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Les Chroniques de Lausanne - chapitre 37 : Où l'on passe un moment éthéré dans des sphères qui ne sont peut-être pas si hautes que ça.

Je crois bien que, quand on meurt, on va à Lausanne. Enfin ce que je constate, c’est que je suis mort, il me semble, et qu’apparemment je suis resté à Lausanne (quand on meurt, on n’obtient aucune réponse, désolé, simplement on se rend compte que toutes les réponses ne nous sont pas ontologiquement plus utiles à l’existence que les Croc’s mauves, l’horloge pointeuse, ou les fonds de pension  – on se rend aussi compte qu’on avait plus de vocabulaire que ce qu’on croyait, à en juger par mon utilisation du mot « ontologique », dont je suis le premier surpris).

J’en veux pour preuve que je suis à peu près certain d’être mort, et que je suis pourtant en ce moment-même (on est samedi, si je ne me trompe pas) en train de remonter la Rue de Bourg à pied sous la pluie, que je viens de croiser une coiffeuse à fort accent vaudois qui explique la crise financière à sa petite fille métisse en se composant mentalement un assortiment de macarons Ladurée qu’elle va s’acheter comme ça et qu’elle peut se permettre parce que la centrifugeuse-exprès-pour-les-soupes-avec-le-livre-de-recettes-spéciales-minceur® qu’elle a achetée pour le Noël de sa propre Maman était un peu moins chère que prévu, et qu’après tout, c’est les Fêtes.

Il y a aussi un type roumain qui fait la manche en rêvant à la Californie, un étudiant stressé qui voudrait trouver une écharpe sympa pour son petit ami qu’il ne connaît pas encore très bien – ils sont seulement sortis ensemble la semaine dernière, et avec les examens de la rentrée ils n’ont pas encore eu l’occasion de couvrir les bases –, et une fille qui s’appelle Anne et qui me précède de quelques pas pour visiter un appartement qu’elle n’a nullement l’intention de louer, mais sa logeuse actuelle, ainsi que sa petite soeur Amandine, l’ont un peu obligée, et après tout ça fait plusieurs mois qu’elle squatte maussade et qu’elle n’avance ni dans sa tête, ni dans son mémoire universitaire sur La question de l’héroïsme dans la pop-culture du 21ème siècle.

Evidemment, quand on est mort, il n’y a plus vraiment de hasard, et il est donc normal que je suive cette jeune femme un peu déprimée à ce moment précis de l’histoire, dans la mesure où cet appartement qu’elle va visiter était à un moment donné le mien. Nonobstant, comme je suis mort, j’ai tout le temps que je veux pour baguenauder des yeux et de la tête, et vous parler de ce vieil homme retraité de l’usine Bobst depuis plusieurs années qui arpente précautionneusement les pavés ruisselants en se disant que quand même, ce n’est pas parce que tout change si vite que les jeunes sont tellement moins bien élevés en regardant un petit garçon aux joues rouges qui tient la porte à une dame à la sortie d’une boutique d’habits sous le regard bienveillant de son père fatigué parce qu’il a travaillé comme technicien de surface au CHUV de 20 heures à 4 heures du matin mais qui a décidé de passer du temps avec ce gosse qu’il a soupçonné une fois ou deux de ne pas être le sien, il est si souvent absent, mais qu’il aime comme il a jamais rien aimé de sa vie.

Les plus assidus d’entre vous doivent se dire « attends, nous sommes le samedi matin, ce fameux samedi où Anne a fait son walk of shame, où Sam est allé dormir chez une étudiante en droit qui n’est pas sa copine, et où Max, dans un accès de colère juvénile, s’est dirigé d’un pas décidé vers l’hôpital pour aller rendre visite à Sal, elle ne va trouver personne pour visiter cet appartement, et va encore procrastiner un peu plus sa recherche d’un nouveau chez elle ! », et vous avez évidemment raison.

Au moment où Anne franchit le pas de porte de l’immeuble défraîchi – et que je m’attarde personnellement sur la voisine qui en sort, que j’ai croisée 50 fois au bas mot de mon vivant sans jamais aller plus loin qu’un bonjour, et que je sais qu’elle est mathématicienne et qu’elle est en train de découvrir dans sa tête le début d’un théorème qui, appliqué aux avancées de l’imagerie médicale des prochaines années sauvera la vie d’une grosse centaine de milliers de personnes (elle ne parle aux inconnus que lorsqu’elle n’est pas en train de calculer, c’est arrivé une fois en 2007, en novembre, elle avait un gros rhume ; elle remarque à peine Anne) – au moment, donc, où Anne appuie sur le bouton de l’ascenseur, il n’y a personne dans l’appartement qu’elle est censée visiter.

Heureusement pour elle, plusieurs événements vont contribuer à ce que son samedi matin ne soit pas passé en pure perte, mais en attendant qu’Anasthasie sorte pour chercher le pain et qu’elle croise notre copine fatiguée, je regarde un jeune trader plein d’avenir qui se réjouit de faire gagner un fric pas possible à sa boîte quelques étages plus haut, à gauche, même le samedi, et qui réprime un léger sentiment de malaise devant son ordinateur pour une raison qu’il ignore.

Anne a sonné une première fois, a attendu quelques secondes, a sonné une seconde fois, a plaqué son oreille contre la porte qui ne lui répond rien, et s’apprête donc à repartir furax dire à sa copine Millia que ses potes sont des gros salauds pas dignes de confiance du tout, quand le grondement d’une vénérable serrure seventies la fait sursauter en arrière et décoller l’oreille de la porte. Soudain remplie d’espoir, elle est finalement assez déçue de constater que l’acoustique du vieil immeuble lui a joué un tour, et que c’est Anasthasie qui vient d’ouvrir la porte. Evidemment elle ne sait pas qu’Anasthasie est Anasthasie, que cette grande fille habillée en bohémienne de carnaval deviendra bon gré mal gré sa voisine et l’une de ses plus proches amies, pour l’instant et pour Anne, Anasthasie est la fille bizarre sur le palier qui frotte d’une main distraite la tête de la statue de bronze usée devant sa porte en lui faisant (à Anne, pas à la statue), un grand sourire.

« Tu peux insister un peu, elle lui dit, ils ont eu une dure nuit, les deux, et si ça se trouve ils ne se sont pas réveillés. Allez salut ! », et elle file en faisant tinter les breloques qui lui enserrent chevilles et poignets et Anne la suit de l’oreille pendant toute la descente de l’escalier. Anne sonne donc une troisième fois, toujours un peu colère mais rassurée de ne pas avoir fait le chemin pour rien – et puis apparemment les amis de Millia sont des fêtards, ça pourrait être sympa au final. Anasthasie a rejoint la rue et s’est glissée dans la foule comme sous sa couette, pour quelqu’un à qui on a tant fait de mal, elle aime beaucoup les gens, il lui a fallu du temps pour s’y remettre mais elle adore ces contacts-là, anonymes mais sympathiques, lorsque les gens prennent le temps et qu’il est facile de leur arracher un sourire vivace. Le vieux monsieur la regarde d’ailleurs d’un air amusé et elle lui fait étinceler ses yeux verts.

Pendant ce temps Anne attend toujours que ses hôtes émergent enfin en regardant la statue de l’Homme Vert et la patine sur le dessus de sa tête et sur son sexe en se disant qu’est-ce que c’est encore que ces tarés, et une main soudain se pose sur la tête de la statue et lorsqu’elle lève les yeux Emilien lui lance un petit Tcho avant d’ouvrir l’appartement de ses potes en lui disant C’est Anne, c’est ça ? Et Anne hoche la tête rassérénée. Ils entrent dans l’appartement tous les deux mais je ne les suis pas, j’ai passé ma vie là-bas maintenant c’est leur tour, et je lève un peu la tête, le père fatigué et son fils se sont engouffrés dans le McDo un peu plus haut, le père se demande si c’est bien raisonnable, les calories, tout ça, mais le petit a tellement insisté, bon, ça ira pour cette fois.

La dame s’est acheté des macarons à la framboise et au chocolat, l’étudiant hésite entre une écharpe noire à grosse mailles qui fait un peu sérieux et une beige en laine de mérinos beige qui fait un peu trop twink avant de se rendre compte que c’est ce mélange de twink et de sérieux qui l’a séduit, et finit par opter pour la beige en prenant soin de conserver dans son porte-monnaie le ticket au cas où ça ne lui plairait pas, et je décide que l’histoire n’a plus tellement besoin de moi en ce moment-même, quand on est mort on sait ou on croit savoir ces choses-là, ce qui revient au même, et je m’échappe tout doucement de l’immeuble, m’attarde cinq minutes sur l’épaule du trader en lui murmurant que tout va bien, souffle un petit courant d’air dans le cou de la voisine qui lui donne un petit frisson qui lui fait lever les yeux sur la chocolaterie et sur le jeune homme habillé comme l’as de pique qui fait la queue en lisant une copie froissée d’un bouquin d’Asimov, et puis je m’élève, m’élève, au-dessus des rues bondées par le marché, au-dessus de la cathédrale, des collines de Lausanne, de la tour de Sauvabelin, et des gens, des gens comme les autres, comme moi avant, comme Max, et Sam, et Anne et Sal et Millia et Amandine et Anasthasie et Zelda et tous les autres, le vieux monsieur et les enfants qui suivent leurs parents en les menant par le bout du nez. Je ne sais pas si ce que je vous dis est vrai, mais je crois, et j’aime à croire que, quand on meurt, on va à Lausanne. Si la malchance ou la vieillesse venaient à vous tomber dessus, passez me voir.

A suivre…

Photo CC : StaneStane

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