CdL 36 : Sal a de la visite

CdL 36 : Sal a de la visite

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Les Chroniques de Lausanne - chapitre 36 : Où l'on se remémore un fleuron de la science-fiction américaine 90's en mangeant des pâtes au beurre.

La Voix maugréait dans son coin, repue par l’ersatz que l’Infirmière avait donné à Sal, vieil os à ronger, sans chair, sans saveur. Méthadone. Dans son lit, sur le côté qui donnait vers la fenêtre, branché à tous ces trucs qui faisaient bip de temps en temps, Sal se demandait combien de temps avant qu’Elle morde, combien de temps avant qu’Elle ne le fasse fuir, courir vers son train final, vers le bug, vers la dernière OD, vers le dernier coup de couteau. Il n’arrivait pas à savoir si c’était Elle qui était frustrée, ou bien lui. Le high lui manquait bien sûr, mais le manque était là-dedans aussi, cet état de victime, de perdu désespéré en manque en recherche, ce savoureux confort de la misère qui le rendait tellement sympathique, tellement à nu lorsqu’il faisait la manche en ville que n’importe quel peyouse aurait pu le croire quand il assurait « file-moi ton adresse, j’te rembourserai ». Ici, maintenant, dans cette chambre qui sentait la chimie et la pisse, Sal était seul, la Voix boudait, et le coton entre ses oreilles émoussait jusqu’aux toussotements de son voisin de chambre victime d’une bronchite qui sentait fort le cancer du poumon.

Méthadone. Son père lui avait raconté que les soldats pendant la Deuxième Guerre Mondiale, prenaient un truc, du bromure de quelque chose, pour calmer leurs envies de baiser. Sal s’imaginait que c’était ça, la méthadone. Plus envie mais pas content quand même, débander sans jouir. Et quand il rentrerait à la Riponne, il allait, obligé, trouver quelqu’un qui lui proposerait sa viande, sa pute, son fix. C’était bientôt fini, cet hôpital, cette méthadone. La Riponne attendait, avec Elsa et son petit rire triste et sa voix qui sonnait comme le bord d’une boîte de conserve, avec Acné peut-être, avec Michel et Roger qui s’engueulaient tout le temps pour une demi-cannette de bière tiède. Ils la foutaient tout le temps par terre en plus, il y en avait tout le temps un qui s’énervait. Après, ils commençaient à se taper, plus ou moins fort, ça dépendait. Et s’il y avait une patrouille de flics, l’un des deux allait se plaindre et réclamer qu’ils embarquent l’autre. Les flics, ils s’en foutaient. Une fois, il y en avait un qui avait embarqué Michel, il devait être nouveau, contrôle des papiers, embarqué dans la bagnole. Roger avait passé tout l’après-midi à chialer sur un coin de banc. Deux beaux boloss, ces deux, des minables. Il y en avait un qui disait, Sal savait plus trop lequel, les deux en même temps peut-être, qu’ils avaient vu l’Homme en Noir une fois, en train de transporter un corps. Peut-être qu’Acné était avec eux.

“Et alors comment on va aujourd’hui ?” L’Infirmière souriante entra brusquement.
“On a dormi cette nuit ? Des migraines, des nausées ? On a l’air en forme !”
Elle avait genre quarante ans, les cheveux courts, gris sur les côtés, un genre de blond sur le dessus. Elle parlait vite, et elle attendait pas la réponse avant la question d’après. D’une main douce mais autoritaire, elle le redressa sur ses coudes, tassa machinalement ses oreillers et inspecta le pansement dans son dos. “On va aller à la douche, nettoyer un peu tout ça, et après on mangera !”

Ca avait l’air de lui faire plaisir, Sal se laissa gainer le torse de plastique. Cette main sûre qui le touchait lui fit rougir les joues ; son dernier contact avait été un poing ganté, il n’avait pas baissé les yeux assez vite, une nuit au poste et mal aux côtes pendant deux semaines. Celui d’avant, pareil, une beigne et la gueule en vrac. Quant aux autres de la Riponne, on se touchait jamais sans avoir quelque chose dans la main, mains à peine entrouvertes sur un billet ou un carré d’aluminium, et il était temps de se séparer.

Après une douche brûlante qui lui avait donné envie de hurler, l’Infirmière l’avait aidé à remettre sa chemise de nuit, « on est bien maigre, à son âge il faut manger », et elle l’avait planté au pied de son lit, lui laissant le choix entre se recoucher ou s’asseoir dans un fauteuil à l’air sévère, sans pouvoir s’appuyer sans que la douleur lui file l’envie de gerber. Il avait choisi le lit, joué un moment avec la télécommande, arrangé ses oreillers derrière sa tête, laissant un creux qui n’appuierait pas sur ses blessures, et avait attendu son plateau. Le type avec sa bronchite était sorti un moment.

Sal alluma l’antique poste vissé au mur. Le petit sifflement du tube cathodique lui rappela quand il était petit. Zappant à droite à gauche, son choix se fixa finalement sur un dessin animé auquel il ne comprenait rien. Quand son plateau-repas lui apparut sur les genoux, il remarqua à peine, concentré qu’il était sur une histoire de ninjas et de kung-fu. Les jeunes, là-bas, avaient des superpouvoirs et même les plus nuls étaient capables de se dépasser. Il allait fermer les yeux, quand une voix calme l’interrompit. « C’est pas vraiment de la HD, les télés, ici. »

C’était le gars qui l’avait conduit la veille au soir, le petit, avec des cheveux qui partaient en sucette dans tous les sens. Il devait vouloir que Sal lui dise merci, ou un truc comme ça. Sal le fixa, pas trop sûr de ce qu’il devait dire. Le type avait l’air d’hésiter. Sal ne dit toujours rien. La télé explosait de temps en temps de techniques ninja et d’explosions animées, et donnait à la scène un petit air de mexican standoff.

Sal abandonna l’écran, et baissa les yeux sur son plateau où une escalope de poulet beige était posée sur des pâtes au beurre à peine plus jaunes. Dans un autre petit compartiment, des haricots vert pâle fumottaient. Sal pour s’occuper commença à démêler ses tagliatelles, échoua, les coupa finalement à travers l’escalope, ingurgita le mélange. Un repas chaud, même aussi triste, ce n’était pas tous les jours. En plus le poulet n’était pas trop sec et il avait même eu droit à un verre de jus de pomme pétillant, et un yaourt à la vanille. Il décida d’attaquer son repas, peut-être que le type allait partir, comme ça.

« J’te dérange pas ?
-T’sais, j’ai rien à foutre, ici.
-Ouais, euh, en fait… En fait, t’as perdu ça dans la voiture, je me suis dit que ça allait peut-être te manquer. »

Une enveloppe, avec la trace de sa main en sang dessus. Dans l’enveloppe, il y avait son dernier billet de 1000. Le gars ne l’avait même pas ouverte. Tirant un peu sur les fils dans son dos, il l’arracha des mains du gars brusquement, en lâchant un « merci » qu’il aurait voulu plus reconnaissant qu’agressif. Il la coinça entre sa table de nuit et du téléphone qui ne lui servirait à rien. Il la planquerait dans ses affaires un peu plus tard. Depuis qu’il avait perdu son chien, il laissait toujours ses affaires en bordel, ça compliquait la fouille, et donc la fauche.

Au moins, tout n’était pas perdu, les billets qu’il avait changés à la gare avaient fini dans la poche de Long John, mais il lui restait celui-ci. La Voix lâcha un petit jappement joyeux. Il relança un merci un peu plus doux et, rassuré, continua son repas.

« Ouais, euh, aussi, je t’ai amené un truc à lire, si jamais. C’est un comics, une BD américaine avec des zombies. Je l’aime bien, je me suis dit que ça te brancherait peut-être. » C’était quoi, ce bouffon ? Il avait l’air de s’excuser d’être là alors qu’il lui avait sauvé la vie hier. « Tu peux me la rendre un de ces quatre, je t’ai mis mon adresse. » La Voix aboya un ricanement. « Ca va, à cet hosto, la bouffe est meilleure que la qualité des écrans ? » Sal lâcha un hum étouffé, et son sourire satisfait laissa apparaître un haricot à demi mâché. Le plateau était vide, sauf le yaourt. Il l’ouvrit et, la feuille d’aluminium à la main, chercha la cuiller. Ils l’avaient oubliée, c’était clair. Yaourt pas battu, donc solide, et déjà ouvert, donc non shakable, et bordel il allait pas laper son yaourt devant ce type qu’il connaissait même pas.

Il avait l’air con, comme ça, son pot dans une main, le couvercle dans l’autre. Il le posa, jura. « Putain… Pas de cuiller. » Le gars lui fit un sourire bizarre, moitié désolé moitié fier de lui :
« Ouais, on t’a pas dit, mais en fait on t’a amené à l’hôpital Matrix. »
Sal fronça les sourcils.
« Ah ouais, et ça veut dire quoi ?
-Ici, la cuiller n’existe pas, mec… »

Et tout tomba en lui d’un coup, la Voix qui boudait, la douleur dans son dos, son air crétin avec son yaourt à la vanille Migros, il y eut comme un craquement, un truc qui le fit oublier un peu la galère, les emmerdes, les flics et les tox, la métha, même son pognon, et Sal malgré lui s’esclaffa.

A suivre…

Photo CC monoimitamonos

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