CdL 34 : Anne ne rêve pas exactement sa vie en couleurs.

CdL 34 : Anne ne rêve pas exactement sa vie en couleurs.

Posté dans : Feuilleton 1
Les Chroniques de Lausanne - Chapitre 34 : Où la plus imaginative de nos protagonistes se met à douter de certaines histoires qu'on lui racontait quand elle était petite.

Anne poussa un gémissement qui ressemblait plus à un soupir impatient en se demandant ce que précisément elle faisait là. Ce n’était pas que ce mec manquait d’enthousiasme (il lui avait littéralement arraché son haut à peine la porte de l’appartement de Millia ouverte), ni d’expérience (il avait fait sauter son soutien-gorge en moins d’une demi-seconde), mais le cunnilingus plein de bonne volonté qu’il entreprenait depuis déjà dix bonnes minutes ne parvenait ni à l’exciter, ni même à empêcher son esprit de penser, en vrac, au risotto aux morilles qu’elle avait prévu de cuisiner demain, à la saison 2 de Game of Thrones, ou au fait qu’elle n’avait toujours pas été visiter l’appartement du pote de Millia, alors qu’elle l’avait promis à Amandine depuis deux mois déjà. Il était probablement déjà loué, maintenant, et le simple fait de devoir parcourir des douzaines d’annonces, d’effectuer des dizaines de visites, et d’essuyer une litanie de refus l’épuisait déjà. Une vague lancée de plaisir la parcourut au moment où l’un des doigts du mec caressa un instant le bord de ses lèvres, et elle le gratifia encore d’un soupir qui pouvait passer pour passionné vu l’heure tardive et l’haleine à 12 grammes qu’il lui avait soufflée dans les bronches dans l’ascenseur.

Pourtant, il était pas mal, ce mec. Ses cheveux blonds et frisés lui donnaient un petit air angélique, cependant un peu amoché par la sueur qui les collait à son front. Il était plutôt baraqué, ce qu’elle n’aurait pas deviné dans la pénombre du Buzz, et lorsqu’il avait fait voler son t-shirt sur l’amaryllis préféré de sa copine, elle avait été plutôt heureusement surprise. Il était arrivé devant le club presque en courant alors qu’elle s’allumait une clope, il avait l’air si perdu, et lorsqu’il avait reconnu un ou deux de ses potes, il avait paru tellement soulagé, comme si quelque chose lui courait après, comme si son monde avait perdu sa saine régularité pour laisser place au chaos. Elle l’avait trouvé émouvant, pauvre petit garçon dans la tourmente… Elle aurait bien voulu être sa Wendy d’un soir, mais apparemment quelque chose en elle se refusait à visiter le Pays Imaginaire en sa compagnie, et elle trouvait de plus en plus pénible les rares signes d’encouragement qu’elle montrait encore à son encontre.

Considérant un instant la possibilité de le renvoyer chez lui gentiment en prétextant qu’elle était trop bourrée, elle décida d’en finir, attrapa une capote sur la table de nuit, la lui enfila avec une délicatesse toute clinique, et le guida en elle en lui murmurant « Viens… » à l’oreille. Comment il ne se rendait pas compte de la facticité totale de toute l’expérience lui échappait complètement, mais tout à son plaisir, qu’il avait malgré tout le bon goût de ne pas exprimer trop fort, il semblait prendre son pied, et d’après le récit de son début de soirée – auquel elle avait prêté une oreille presque innocente – il avait un peu de sa dignité à rassurer.

Après les viriles salutations d’usage, incluant le high five, le low five, et ce cognement de poing si caractéristique des gangstas des lofts du quartier sous-gare, il avait procédé à un récit d’une poignante sincérité, teintée de la rage si particulière de ceux à qui tout est toujours tombé dans le bec et qui essuient un non pour la première fois. Peut-être était-ce ce mélange de confiance en soi et de doute soudain qui l’avait séduite – ou du moins intéressée.

« ‘Tain, mec, j’te jure, j’étais au Bourg, tranquille, tu vois, à un moment je vois une meuf, genre trop belle, toute seule, qui me fixait genre comme une guedin (ce qu’Anne ne croyait pas une seconde), genre trop l’allumeuse, mais sapée genre au Moyen-Âge, tu vois, avec une robe de hippie ou comme ça (manifestement l’Histoire n’était pas son point fort) ou quoi, tu vois. Alors je vais la voir, je m’approche genre « bonjour Madame », tu vois, le mec sympa (mais sa démarche titubante n’avait probablement pas inspiré une grande confiance à sa proie potentielle). Et là, la meuf, elle s’est mise à me balancer des numéros, tu vois ? Genre 20312, des trucs comme ça, t’sais (et sous la fanfaronnade, Anne avait entendu un petit craquement dans la voix), et puis elle maillait, genre douze mille quatorze douze, et tout. ‘Tain j’étais trop dégoûté, alors j’me suis cassé, genre « grosse tarée ». »

Ses potes s’étaient moqués de lui, un moment, avant de conclure dans toute leur masculine supériorité que la fille en question était sans doute une allumeuse aux mœurs douteuses, doublée d’une nymphomane lesbienne et probablement schizoïde (bien qu’aucun d’eux n’eût usé d’un pareil vocabulaire, mais Anne avait toujours préféré réécrire l’histoire avec ses propres mots plutôt que de gratifier la gent féminine des habituels « connasse », « salope », et consorts, qu’elle préférait servis au pieu par un amant gêné (Thierry avait reçu une éducation certes ouverte, mais non dénuée d’une certaine rigueur protestante, et si elle n’était pas une si grande aficionado du dirty talk qu’elle le lui avait fait croire, elle adorait lui en demander de temps en temps pour le voir se débattre avec des préceptes inculqués depuis la petite enfance).

Cette ambivalence, ses hésitations de mâle blessé, sa manière certes puérile d’essuyer ce qui n’était qu’un refus haut en couleurs l’avaient poussée à le retrouver au bar, alors qu’il commandait sans doute la bière de trop. L’ayant déjà baptisé à l’extérieur, elle ne lui avait pas fait répéter son prénom, préférant se laisser approcher d’un œil sur le dancefloor collant, le laissant effleurer d’une main ses hanches, d’abord, puis ses fesses, sentant son souffle, presque frais dans la moiteur, se mêler à la sueur qui ruisselait sur son cou. Lorsqu’il l’avait regardée dans les yeux, elle avait croisé ses poignets derrière sa nuque, et senti contre elle son désir alors qu’il l’embrassait pour la première fois. Et puis elle lui avait demandé si son appart’ était bien la première à droite, et tout droit jusqu’au matin, et il l’avait simplement embrassée. Faute de pensées agréables, ils étaient partis par voie terrestre vers le petit appartement qu’il louait en vieille ville.

Peter Pan ahanait contre son sein droit depuis quelques minutes, et elle se força à mettre un peu de variation dans la régularité de ses « c’est bon » pour ne pas sembler tout à fait artificielle, ce dont il la remercia en la retournant gauchement, enroulant leurs deux jambes dans les draps. Lâchant un « putain » marmonné, se débattant autant contre le tissu bleu clair que contre la peur de perdre une érection déjà menacée par son taux d’alcoolémie et l’absence totale de sensualité de toute la scène, il la prit ensuite en levrette, avec toute la délicatesse de rigueur quand on n’a même plus un visage à regarder. « Ce n’est plus un garçon perdu, pensa Anne, c’est juste un mec qui baise. »

Son indulgence à son égard, cette manière qu’elle avait eue de se considérer comme simplement un bon moment dans la vie de ce mec, qui semblait en avoir bien besoin sur l’instant, se mua soudain en un insondable vide, un trou béant. Alors qu’il se perdait en elle dans un râle discret, la petite larme qui s’échappa de son œil droit avait un goût tellement plat qu’elle n’en versa pas une seconde.

A suivre…

Photo CC kT LindSAy

 

  1. Avatar
    Tao
    | Répondre

    ca fait bizarre tout de même! Très beau texte! on a hâte de lire la suite!

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.