CdL 31 : Together as one

CdL 31 : Together as one

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Les Chroniques de Lausanne, chapitre 31 : Où l'on observe une belle proportion de nos protagonistes shaker leur booty.

Emilien s’affala sur un tabouret de bar abandonné à l’instant par une jolie fille brune. Une goutte de sueur coula lentement le long de sa tempe droite. La chaleur étouffante de la boîte se mêlait à la musique en une farandole certes un peu grasse, mais qui le faisait immanquablement penser à quelque chose de bienveillant, un peu comme un fast-food revigorant. Il avait perdu ses copains du regard au moment où il avait quitté le dancefloor, happés par la foule qui dansotait sur le 2384ème morceau de R&B autotuné à la rythmique caribéenne de la soirée. Le serveur aux multiples piercings officiant derrière le bar peinait à suivre le constant égrènement de commandes de Vodka Red Bull, mais Emilien n’était pas pressé : Une soirée commencée aux Urgences et finie en boîte à la Rue de Bourg ne pouvait pas être totalement ratée, et puis il avait suffisamment bu pour tenir quelques minutes encore sans une nouvelle bière.

Un petit moment de solitude, une courte pause dans le flot des conversations avec ou sans paroles dans lesquelles il se baignait avec entrain depuis qu’il avait rencontré ses nouveaux amis – et comme ce mot, « amis », lui semblait désormais naturel, évident. C’était comme si une membrane en lui s’était percée pour soudain laisser jaillir en lui un supplément d’humanité, qui rendait le monde plus clair, plus chaud, plus vivant, en somme. Il ne savait pas ce qu’il aurait fait s’il était tombé sur la scène de ce soir sans Sam et Max. Probablement rien, trop éloigné, trop aliéné du reste de l’humanité, trop de peur, de retenue, depuis qu’il s’était réveillé en sang sur ce parking et qu’il avait décidé que désormais son humanité n’était rien, puisqu’il la partageait avec ce type qui l’avait réduit à run « pourquoi ?» qui résonnait dans une vallée sans fond. Aujourd’hui, il avait peut-être empêché un type de se perdre dans cette même putain de vallée, en fait…

Ils avaient ramassé le petit tox – le grand connard s’était enfui dès qu’il les avait aperçus lui et Sam – comme ils avaient pu. Totalement incohérent, il avait parlé d’un train, d’un plateau d’argent, et de ses problèmes de peau, « Acné ! Acné ! », il avait crié entre deux sanglots. Puis il s’était peu à peu calmé, assis au milieu de la petite place, hébété, perdu. Ses larmes avaient laissé des sillons plus clairs sur sa peau. De si près, il avait l’air jeune, un peu plus jeune qu’Emilien sans doute, mais son état d’épuisement et de saleté lui donnaient au premier abord l’air d’un type de trente-cinq ans en jogging crasseux. Max, qui les avait rejoints peu après, avait sorti de sa sacoche un paquet de mouchoirs, et il en avait plaqué plusieurs sur les 2 grandes plaies, qu’il avait ensuite collés avec le scotch des ses affiches. Le type s’était laissé faire, et seule la crispation de ses maxillaires avait trahi la douleur qu’il éprouvait lorsque la compresse de fortune avait touché ses blessures.

« C’est moche, presque inutile, et ça va pas tenir, avait-il dit au jeune homme, mais ça va nous faciliter le boulot pour t’emmener à l’hosto.
-Non, mais c’est bon, ça va, avait-il bégayé.
-L’emmener ?, avait demandé Sam, c’est bon, là, il est en état de bouger tout seul. Il peut prendre le métro, tu peux prendre le métro, gars, non ? »
Le jeune avait vaguement hoché la tête, et s’était levé, péniblement mais sûrement, et Sam avait fait demi-tour. Emilien n’avait pas bougé. Max était resté assis, et lui avait demandé son nom. Au bout d’un moment, le type avait répondu « Sal » d’une voix faible.
« Tu vois, il était un peu sous le choc, mais il va se démerder, maintenant.
-On l’emmène en voiture, Max avait lancé d’une voix blanche.
-Mais putain, c’est bon, là, c’est bien gentil de vouloir jouer les bons samaritains, mais ces types sont habitués à vivre à la dure.
-OK, je l’emmène, en fait. J’ai pas besoin de toi.
-Mais bordel, tout le monde s’en fout que tu aies eu la trouille de ce type avec son couteau, on lui a fait peur, c’est ça qui compte. Mais ton petit trip culpabilité, là, c’est de la connerie ! Ces mecs passent leur temps à se foutre dessus, il suffit de passer cinq minutes à la Riponne pour voir ça ! Ils connaissent les coins. Tout ce que tu vas faire, c’est lui coller les flics au cul. »
Max s’était retourné et, presque dans un murmure, il avait déclaré « C’est ma voiture, c’est mon temps, c’est ma décision. C’est peut-être aussi ma culpabilité et ma trouille, si tu veux le prendre comme ça, mais ça change rien. Donc soit tu viens avec moi, soit tu viens pas, mais tu ne m’empêches pas. » Puis il s’était tourné vers Sal « Tu veux qu’on t’amène à l’hosto ? ». Sal avait eu l’air d’hésiter, « C’est pas un piège, on te pose au CHUV si ça te dit, et nos chemins se séparent. J’y connais rien en médecine, mais tu es bien abîmé. »

Le DJ enchaîna sur une vieillerie des Jackson Five. Emilien montra sa bière vide au serveur, qui hocha la tête. Un sourire se dessina sur les lèvres d’Emilien à la première gorgée, qu’il enchaîna tout de suite à une deuxième, laissant de nouveau son regard errer sur la piste. Un flash vert pomme lui indiqua une Anastasie se déhanchant sans vergogne, tour à tour s’accroupissant d’un coup, faisant s’envoler le bas de sa robe qui révélait ainsi le haut de ses cuisses, puis se relevant d’un coup, levant les bras en l’air en riant. Zelda, à côté, dans son austère robe noire, oscillait très légèrement, son beau visage blanc, une énigme sur laquelle les spots colorés semblaient freiner. Un peu plus loin, Sam se frottait à une jeune étudiante en droit qu’il avait vaguement présentée à ses amis, et ses mouvements puissants semblaient la transporter d’aise. Quant à Max, il sautillait sur place un instant, avant d’accomplir des espèces de signes cabalistiques avec ses bras tout en se balançant d’une jambe à l’autre. Le sourire d’Emilien s’élargit un peu plus. Il avait passé si longtemps seul que cette petite équipe était pour lui une source constante de découvertes, d’émerveillements, mais aussi de questions.

Les quatre garçons étaient montés dans la voiture, en silence, Sam vissé à l’écran de son portable, assis à l’arrière à côté d’Emilien, pendant que Sal, plié en deux pour éviter que son dos ne touche le siège, semblait presque dormir. Emilien avait eu une certaine peine à comprendre ses deux potes, et puis il s’était rappelé de l’agression de la Tante Agathe, et du visage de Sam quand il avait répondu au téléphone. On aurait dit un petit enfant à ce moment-là, perdu, confus, et habité par une colère d’autant plus forte qu’elle était totalement impuissante. Depuis ce jour-là, il avait pris l’habitude, quand il croisait l’un des nombreux toxicos de la ville, de les insulter, jamais très fort mais toujours de manière à ce qu’ils puissent l’entendre. Emilien s’était toujours demandé si un jour, son pote n’allait pas aller se battre avec l’un deux pour… venger la Tante ? se punir de ne pas avoir été là pour elle ?

Il ne savait pas ce qu’il y avait entre elle et Sam, mais manifestement celui-ci avait été profondément marqué par sa mésaventure. Pourtant, lorsqu’elle en parlait, toute l’histoire n’avait été qu’un malentendu, « le jeune homme a pris peur, il ne m’a pas attaquée, il a juste fui comme si sa vie en dépendait, et il m’a à peine heurtée. Ce n’est pas sa faute si je n’ai plus mes jambes de vingt ans. » Mais Sam, lorsqu’il y pensait, serrait toujours les poings comme un môme en colère.

Ils avaient laissé Sal aux portes de l’immense bâtiment hospitalier, il leur avait lancé un merci timide, et il avait été happé par la porte automatique. Max avait fait demi-tour, et avait parqué la voiture sans mot dire. Sam avait commencé à passer un savon à Max à peine sorti de la voiture, sur le fait qu’il était inconscient, qu’il avait touché le sang de ce type, et le SIDA, bordel, et s’il était devenu violent dans la bagnole, s’il avait eu peur des flics avant d’arriver à l’hôpital, si ça se trouve il était armé aussi, et pourquoi il fallait toujours que Max ramasse les chiens perdus… » Max s’était tenu en face, la tête baissée, pendant un moment, et puis il avait fait demi-tour sans rien rétorquer.

Arrivés à la maison, Max avait presque murmuré « Tante Agathe ne connaissait personne dans ce bistrot quand elle est tombée, et il y a bien eu quelqu’un qui l’a aidée, et qui l’a emmenée à l’hosto aussi. » Sam avait haussé les épaules. Puis la porte avait sonné. Anastasie, vêtue d’une courte robe plissée vert pomme et d’un gilet noir négligemment posé sur ses épaules, avait exigé « Sortez-nous, les mecs, on est restées enfermées toute la semaine. » Emilien avait remis ses chaussures. Sam et Max s’étaient regardés pendant quinze secondes, et c’était comme s’ils avaient tenu une grande conversation. Du côté de Sam, il y avait pêle-mêle du regret, de la colère fatiguée, et une certaine envie de tourner la page vers un chapitre plus léger. Dans les yeux de Max, il y avait du doute, de la déception presque immédiatement réfrénée, et puis de l’amour, cet amour qu’il diffusait sans y penser chaque fois qu’il regardait ses potes. Lorsqu’ils avaient franchi la porte une fois encore, la tension s’était immédiatement évaporée.

A suivre…

Photo CC : mitchiru

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