CdL 30 : Arnaque, crime, et automates (2).

CdL 30 : Arnaque, crime, et automates (2).

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Les Chroniques de Lausanne 30 : Où l'on parle de vitesse, d'autorité, et de LOL officiel.

Maintenant, tournons les yeux vers l’ouest, le long de l’anciennement nommée ligne de tramway du sud-ouest lausannois, et accrochons-nous entre le Flon et la Vigie à l’un de ses wagons. Là, une grande jeune femme triste, un chronomètre en main, écoute avec un grand sourire une adolescente en rollers harnachée et casquée de plastique lui expliquer le rôle crucial qu’elle devra jouer un peu plus tard.
« Tu vois, il faut que tu chronomètres, parce que si je veux battre mon record, je dois savoir pré-ci-sé-ment le temps que j’ai mis à chaque fois.
-Mais tu vas faire quoi exactement, Amandine ?
-Tu verras bien, il suffit que tu appuies sur ce bouton-là quand je te dirai go.
-Oui, oui j’ai bien compris. Et pourquoi c’est moi qui dois faire ça exactement ?
-Pour te sortir, un peu. Ca fait des semaines que tu sors pas. On est samedi soir, moi j’ai une excuse, vois-tu, pour ne pas gaspiller ma tendre innocence dans un botellón de ouf, mais toi, ça fait déjà pire longtemps qu’elle est loin, tu crains rien.

La grande fille triste sourit. Sa jeune amie lui tire la langue.
-Et c’est quoi, alors, ton excuse pour ne pas aller subir les assauts du premier Orlando Bloom chancelant venu ?
-C’est le Sport, ma chère, le Sport, et ma tendance naturelle à éviter mes semblables comme la peste lorsqu’ils s’adonnent au passe-temps préféré de ma génération.

Montelly, les portes s’ouvrent. Les deux filles pouffent. Le métro, à cette heure avancée, est presque désert. De l’ouest, du rond-point de Malley, on ne voit le long des rails à ciel ouvert que quelques voitures venues vérifier si Lausanne est vraiment la capitale des nuits romandes. La plus jeune des deux filles prend soudain un air grave, presque sérieux, qui jure avec le bleu de ses yeux et ses bagues orthodontiques.
-C’est gentil, Anne, d’être venue avec moi.
-Mais y a pas d’sushi ma belle, répond Anne, ça me fait plaisir. Et puis, Executive CGO, Je pourrai mettre ça sur mon CV… Ca veut dire quoi, au fait ?
-C’était une idée de mon père. Quand j’ai commencé à sortir toute seule, Maman voulait toujours venir chaperonner – je te jure, elle disait « chaperonner », rien à voir que c’est un truc qui existe plus depuis mille ans !!! Et forcément, moi je voulais pas, faut pas exagérer. Alors un jour, il lui a fait une carte, un truc qui faisait hyper officiel, et il lui a acheté une oreillette pire high-tech et un tailleur noir super strict, une paire de lunettes de soleil. Et quand elle sortait comme ça surveiller, elle mettait tout ça. Je crois qu’il m’a dit un jour que CBO ça voulait dire Chaperon-Garde du corps-Autres, mais qu’il fallait que ça finisse par un O pour que ce soit plus classe.
-Et alors, elle le faisait comme ça ?
-Mais oui ! J’avais trop la classe, elle se faisait un chignon pire strict, personne la reconnaissait, tu penses, une pareille vieille hippie en tailleur. Par contre je suis à peu près sûre qu’elle n’a jamais même essayé de connecter l’oreillette à son Natel. On lui avait pourtant expliqué, mais tu la connaissais…

Un grincement continu de freins, et les bâtiments un peu tristes appelés, ironiquement sans doute,  Provence. Anne n’a même pas le temps de demander à sa pupille d’un soir si ses parents lui manquent beaucoup qu’un « Go ! » s’échappe de ses lèvres et que la gamine se jette hors du métro, longeant la ligne en accélérant comme une furie. Anne, totalement paniquée, a complètement oublié le chronomètre qu’elle tient pourtant dans sa main. Les portes se ferment et le métro accélère, accélère, rattrapant presque la jeune fille qui patine comme si sa vie en dépendait. Les tronçons sont courts entre deux arrêts, à Lausanne, et le train commence déjà à freiner, contrairement à Amandine, qui redouble d’efforts et semble rattraper son retard alors qu’elle arrive au passage à niveau. Anne imagine le pire, déjà, sa cadette étendue sur le sol, son petit casque brisé par le choc avec un énorme 4×4 noir. Elle ne la voit plus, s’apprête à descendre de la rame, les larmes aux yeux… et manque de se faire percuter par une Amandine certes essoufflée, mais hilare, qui lui demande combien de temps elle a mis bien avant qu’Anne ait pu reprendre l’inspiration qu’il lui faudrait pour commencer à lui passer un savon.

En attendant que les deux jeunes femmes s’expliquent, reprenons un peu de hauteur, et repartons vers l’est et le centre ville. Bifurquons soudainement vers la gare, et traversons les voies de train. Ici, le long de la ligne du nouveau métro moderne, les bâtiments sont plutôt cossus, séparés par de la verdure et de sages gros magnolias qui au printemps fleurissent le quartier. Les rues, moins animées, sont larges, et jonchées de part et d’autre de voitures spacieuses.

Dévalant quatre à quatre les marches qui passent sous les voies, Sal se maudit intérieurement de ne pas avoir réfléchi assez pour se rendre compte qu’il aurait dû partir vers le nord et la foule, alors que son poursuivant se rapproche inexorablement, un sourire de satisfaction vissé à son visage maigre.

Un peu plus bas, en face du café de Grancy, nos trois garçons se tiennent devant un étrange appareil fixé à un poteau d’éclairage. Une simple surface de plastique blanc, liée par un petit câble fin à un capteur solaire perché un peu plus haut, trône au-dessus d’une petite boîte de la taille d’un poing munie d’une fente aux bords caoutchoutés. Max passe la main devant, et une voix, plaisante malgré un côté métallique et atone, déclare : « Vous venez de mater le postérieur de votre voisin au feu rouge. Veuillez s’il vous plaît insérer votre puce de citoyenneté pour perdre 5 points. »
-Mais, c’est la voix du métro, s’exclame Emilien ! Je la reconnais !
-Grave, lui répond un Max ravi, on avait besoin d’un truc pour rendre ça officiel, alors on a demandé à des potes qui avaient bossé sur le programme de synthèse vocale des TL de nous le prêter un peu. Vas-y, mets ta main.

Les bords de la fente clignotent doucement, et sur la plaquette s’affiche un petit film explicatif représentant une main droite en coupe avec une puce dans le poignet entrant dans la fente, la paume vers le haut. Vaguement malaisé, Emilien s’exécute. Un picotement léger, pas désagréable, se fait sentir sur son poignet, exactement là où la puce est dessinée. On entend un petit bruit de servomoteur, et quelque chose tombe dans sa paume ouverte. Sur la plaquette, on peut voir désormais un petit smiley rouge faisant la grimace, suivi du nombre 423, qui soudain diminue à 418. La voix reprend : « Merci de votre coopération. ». Le petit picotement disparaît, et Emilien sort la main de la fente. Dans sa paume ouverte, un petit ticket a été déposé. Les lettres LOL sont dessinées dessus. Emilien regarde Max, très fier.

-OK, je crois que je vois. Vous voulez voir si les gens se soumettent à l’autorité, un truc comme ça.
-Oui, mais surtout on essaie de rendre les gens conscients que les choses qu’on regarde, même si on se rend pas compte qu’on les regarde, elles nous regardent aussi. Tu sais tous ces écrans qu’ils mettent aux arrêts de métro et tout, pour y mettre de la pub ? Dans certains endroits, pas encore ici mais ça va venir, les écrans ont des petites caméras qui mesurent si tu fais attention à une pub ou si tu passes tout droit. Notre idée, avec Hans, c’était qu’on pouvait expliquer un peu. Il y a plusieurs messages, et ils enlèvent pas tous des points, regarde.

Passant à nouveau sa main devant le petit capteur de mouvement, Max déclenche à nouveau le mécanisme : « Vous êtes habillé dans les couleurs agréées par le département de l’harmonie urbaine.  Veuillez s’il vous plaît insérer votre puce de citoyenneté pour recevoir 10 points. » Le smiley, cette fois, est vert et souriant.

-Le plus drôle, reprend Max, c’est qu’on a mis un compteur dans la boîte, pour voir si les gens jouaient le jeu. Le premier week-end, on a eu plus de cent personnes, et on se dit qu’ils s’étaient pas tous donné le mot, encore. Donc on peut en conclure que les gens acceptent volontiers une voix un peu officielle qui leur dit de mettre leur main dans un piège quelconque.
-Et l’obsession avec les culs ? Ca sert à quoi ?
-Oh, ça, c’est juste qu’on s’est dit que c’était un truc universel. Tout le monde le fait, les mecs, les nanas, et souvent, alors c’était ce qui risquait de marcher le mieux. D’ailleurs, c’est celle qui a le plus de taux de réponse, donc on en est plutôt content…

Un cri interrompt Max, suivi d’un grognement. Un peu plus loin, un homme est penché sur un plus jeune qui vacille avant de tomber à genoux. Une grande estafilade lacère son dos. L’autre homme ne les a pas vus, et commence à fouiller, violemment, brutalement, sa victime qui geint quelques faibles protestations.

Emilien n’hésite qu’une seconde avant de foncer, suivi de près par Sam.

A suivre…

Photo CC rhurtubia

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