CdL 29 : Arnaque, crime, et automates (1)

CdL 29 : Arnaque, crime, et automates (1)

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Les Chroniques de Lausanne 29 : Où l'on s'affranchit des lois de la physique pour espionner nos protagonistes un samedi soir comme les autres.
Photo CC Stephanie Booth

Considérons un instant Lausanne au vingt-et-unième siècle. La vie s’y écoule gentiment, pour la plupart, disons pour une partie non-négligeable de la population la constituant, qui dans le commerce, qui dans l’un des innombrables estaminets qui jonchent ses rues (une légende très répandue chez les restaurateurs du cru veut qu’un quelconque quidam peut, en une année, changer d’enseigne chaque jour que la divinité la plus proche fait, sans jamais repasser par le même endroit), qui dans les médias, les musées, les agences de pub et les Hautes Ecoles, et qui y votent, y boivent, s’y instruisent, y forniquent ou y passent simplement le temps entre deux des activités susmentionnées. De cette tout juste majorité privilégiée découle la fameuse ambiance lausannoise, sans doute aidée par des centaines d’années d’histoire, et de géographie, mais qui n’est semblable à aucune autre. (Ceci est évidemment vrai pour Lausanne autant que pour toute autre ville, mais les autres villes, hélas pour elles, ne sont pas le sujet des présentes Chroniques.)

Elevons-nous un instant, rejoignons ce samedi le guet de la Cathédrale, qui nous indique qu’il est précisément onze heures du soir (il ne précise pas que tout va bien, les autochtones le savent déjà), et tournons-nous vers le sud-ouest. Les immeubles ne nous dérangent pas, et la vue est fort claire, comme si nous ignorions un instant les écueils que la physique élémentaire passe son temps à mettre dans notre chemin. Passons au-dessus des rues animées par la foule bigarrée de la nuit, où tout le monde ou presque se fraie un jour ou l’autre un chemin. Un peu plus bas, l’austère Eglise de Saint-François jette un regard sévère sur sa Place, éponyme mais déserte à cette heure tardive. Observons un instant, à un vol de moineau, le très moderne complexe commercial joignant cet étage à celui de la Rue Centrale (Lausanne, comme vous le savez sans doute, est trop fière pour abandonner les étages aux seuls bâtiments).
En face dudit bâtiment commercial et moderne, on peut apercevoir trois garçons, l’air louche, sans doute occupés à quelque funeste projet.

Vous aviez vu juste, ils sont en train d’affubler l’immeuble d’une affiche de papier blanc au format A4 sur laquelle sont inscrits les mots POUR VOTRE SECURITE, CE BATIMENT EST EQUIPE DE VIDEOSURVEILLANCE, ALORS ARRETEZ DE VOUS GRATTER LE CUL IMMEDIATEMENT, suivi du très officiel logo de la municipalité et de celui d’une des agences de police privée sévissant en ville. Un taxi indifférent les observe en pensant qu’il lui reste environ cinq heures à tirer avant de rejoindre son épouse et ses enfants. L’un des trois garçons fixe consciencieusement l’affiche au mur, alors qu’un autre lui demande « C’est censé servir à quoi, ton truc ?
-C’est de l’anti-pub, répond le troisième, le plus grand des trois, un jour, Max a failli mourir en se prenant une affiche de pub sur la tête, enfin pas l’affiche seulement, y avait le support aussi. Depuis, il est convaincu qu’il faut que les gens fassent plus attention à leur environnement de vie.
-Sérieux ? »

Rangeant son rouleau d’adhésif, le premier garçon lui montre une zone entre ses cheveux à la faveur d’un réverbère. Une vilaine cicatrice longue de plusieurs centimètres lui strie le cuir chevelu. « Sérieux. Alors j’ai réfléchi un peu, et je me suis dit que je pouvais faire un petit peu de désordre, sans trop emmerder le monde, et attirer l’attention des gens, tu vois, sur les messages. On peut pas en vouloir aux gens d’être aussi cons que la pub, ils connaissent rien d’autre, et ils s’en prennent tout le temps plein la gueule. Alors de temps en temps, on sort semer la discorde. On se moque d’un peu tout, la ville, les sécus, les caméras, mais surtout les gens. Mais on fait ça gentiment, comme on peut, pour pas agresser les gens, mais plutôt pour les faire sourire une minute, voire même réfléchir. »

Sam pouffe un peu dans sa barbe naissante.
« Oui, oh lui, il y croit pas, il pense qu’il n’y a rien à faire, que les gens resteront toujours aussi bêtes, toujours aussi moutons. Heureusement, il y a un petit côté drôle, ça ne prend qu’une petite heure de temps en temps, et puis on ne fait que le Centre Ville, et quand on a envie seulement. C’était Hans qui était en charge du matériel, à un moment, et on a fait du beau boulot. Il est ingénieur, tu vois, et il nous faisait des petits bricolages super drôles. Attends, je te montre, le dernier qui reste est un peu plus loin… »

Ils s’éloignent tous trois et nous décidons de les laisser à leur escapade en descendant le Petit-Chêne. Arrivés en bas, entre une petite bande de jeunes emos fort décoratifs accostés au flanc du McDo et la gare, il y a un autre jeune, seul, qui semble particulièrement nerveux. Ses pas sont hésitants, il se tient régulièrement les bras, comme s’il avait peur de s’élargir comme un gros élastique, et lorsqu’il se lâche il semble agacé par une nuée d’insectes, qu’il s’efforce comme il peut de chasser en les grattant. Mais nul soulagement n’apparaît jamais sur son visage grêlé. Si l’on fronce les oreilles, qu’on se force à écouter ce qui lui vrille la tête, on voit nettement se distinguer deux billets de mille francs, et ce sont ces deux billets qui sont la cause de son agitation et sa paranoïa.

Ces deux billets sont l’étendue totale de sa fortune. Bien qu’effectivement cette fortune est au plus haut depuis le début de ses jours, il ne lui reste rien d’autre. C’est une somme, deux mille francs, mais le problème vient non pas de la somme, mais de la forme de cette fortune. En l’occurrence, vu son état déchevelé, fagoté, rongé par la maladie et le manque, personne n’a jusqu’à aujourd’hui accepté de le laisser régler avec ces énormes billets, puisqu’il faudrait lui rendre l’intégralité à un café près, et qui prendrait ce risque ? Il a bien essayé une banque, mais le cerbère de l’entrée l’a regardé d’un œil mauvais quand il est entré, et il a pris la fuite.

Alors le garçon s’est résolu à essayer de faire du change à la gare, à briser ces billets en d’autres, plus petits, à un automate. Devant l’automate, il sort les deux billets d’une poche cousue dans son pantalon de jogging par un vieil ami. Il regarde à gauche, à droite : personne. La machine avale ses deux billets sans poser de questions, elle, au moins. Il semble se calmer un peu, mais l’impatience le fait trépigner. Il espère que personne ne le verra, personne de sa vie là-haut, parce qu’il va devoir passer la nuit à la Marmotte et si quelqu’un sait, si quelqu’un sait… Il n’aura plus rien.

La machine a fini, crache quelques billets multicolores qu’il saisit à la volée, mais la fébrilité en emporte deux, qui tombent à ses pieds, et qu’un courant d’air éloigne encore. Il hésite. Ranger les premiers, en risquant d’en perdre deux, ou courir immédiatement après. Un ordre silencieux semble lui intimer de courir. L’un des billets se glisse sous une botte de cuir qu’il percute presque en se précipitant. Il récupère les billets, lève la tête, et aperçoit un visage qu’il reconnaît instantanément. Long John, la poignée de son couteau dépassant un peu, lui jette un regard mauvais.
Abandonnant le dernier billet, Sal se met à courir.

A suivre…

Photo CC Stephanie Booth

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