CdL 28 : Le rêve de Sal

CdL 28 : Le rêve de Sal

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Les Chroniques de Lausanne 28 : Où l'on visite un instant le pays des rêves.

Sal volait. Frôlant presque l’alpage, glissant le long du relief sinueux des alpages, petite tache sombre dans un océan de vert, se contemplant de l’extérieur tout en étudiant les anfractuosités rocheuses qui affleuraient ça-et-là sous son corps léger comme une bulle, il se grisait d’une liberté qu’il n’avait jamais ressentie de sa vie. Au loin, derrière quelques plants de vigne sagement alignés, le lac scintillait gentiment lorsque le vent troublait sa surface, et il lui semblait par moment sentir sa légère odeur de vase fraîche mêlée à celle de l’herbage humide. Outre le bruissement de l’air, aucun son ne venait troubler le calme de son périple aérien. Un petit train s’approchait, venant de l’est, du Valais, de son village, près de Sierre, et Sal ouvrit les bras pour freiner sa chute, sans succès.

Un cognement de malaise lui fit battre le cœur. Le train filait à vive allure, et Sal réalisa que s’il ne s’accrochait pas à un escarpement quelconque, il allait le percuter de plein fouet. Battant les bras, tentant d’atteindre le sol, un rocher, la cime d’un arbre, n’importe quoi, mais rien n’y fit. Au lieu de glisser, d’épouser les contours de la vallée, il ne faisait plus que tomber, happé par une bourrasque qui le poussait immanquablement vers la machine qui semblait l’attendre, lui et le choc imminent qui approchait. Il pouvait désormais apercevoir quelques personnes dans le train. Quelques-uns dormaient, d’autres regardaient par la fenêtre avec un air mi-curieux mi-blasé, fixés sur Sal qui essayait d’appeler à l’aide. Il lui sembla reconnaître quelques visages, sa mère d’abord, et puis le petit peuple de la Riponne, Long John se curant les doigts avec son couteau, Elsa et sa peau qui lui plissait les paupières.

La locomotive n’était plus qu’à quelques mètres, et sa chute cessa. Il se roula en boule, comme il le pouvait, et le conducteur, souriant, s’empara d’un petit sifflet posé sur un plateau d’argent et le porta à ses lèvres. Un sifflement strident bien qu’à peine audible hérissa chaque nerf de Sal, qui attendit à l’inévitable impact avec un – ****

Une secousse, plus forte que les précédentes, le réveilla en sursaut. Derrière la vitre troublée de pollution du train, le soleil disparaissait derrière le Jura, baignant la scène d’une lueur mordorée. Levant la tête, Sal constata qu’il était seul dans le wagon. Suant, soufflant, il toussa une fois, puis deux. Le train passait depuis plusieurs minutes sur la place de la Riponne, noire d’une foule d’êtres décharnés, assis par terre, dodelinant de la tête, leurs vêtements souillés d’immondices. Partout, il y avait des fleurs coupées baignant dans des vases biscornus plein d’une boue tiède aux relents de mort.

Sal se leva, se précipita du côté du train, cogna à la vitre autant qu’il le put, chercha du regard un de ces petits marteaux rouges censés briser la vitre, mais il était trop tard, le train s’enfonçait désormais sous le sol, dans une obscurité visqueuse qui semblait vouloir s’immiscer par les vagues ouvertures. Levant les yeux, cherchant du regard une issue, Sal vit s’ouvrir, au bout du wagon, une porte automatique qui chuinta grassement comme une toux de poitrinaire. Quelques néons clignotaient encore, grésillant une lumière glauque, semblant l’appeler, lui signaler la suite de sa descente. Derrière lui, il n’y avait plus que des ombres. Immédiatement, il sut qu’au milieu des ombres, il y avait la Voix, ses pattes puissantes griffant le linoleum, sa bouche écumant une salive acide. Un grognement rauque un souffle chaud sur sa nuque, et Sal se mit à courir, courir parce que sa vie en dépendait, courir pour trouver une issue, une échappatoire, un trou pour s’y couler, s’y cacher, s’y tapir et ne plus jamais sortir, faire face. Les néons qu’il passait s’éteignaient, immédiatement, et, derrière, il entendait comme un galop, une cavalcade sourde qui semblait se rapprocher chaque seconde.

Lorsqu’il parvint à la locomotive, le bruit cessa soudain. Une dernière porte, et peut-être la liberté. Il se retourna : L’obscurité était comme un mur organique, quelques veines écarlates battant régulièrement. Il se retourna, actionnant d’un pied hésitant le mécanisme de la porte qui, au lieu de coulisser vers la droite, s’ouvrit en deux comme une bouche pour le gober immédiatement, le linoleum se mouvant sous ses pieds. Face contre terre, Sal aperçut une paire de mocassins sales, et entendit une voix résonner dans la cabine : « Bientôt je serai auprès de lui. » Lentement, lentement, longeant le corps du conducteur du regard, Sal ne se réveilla qu’au moment où deux petits yeux rouges au milieu d’un visage décharné émergèrent de la noirceur.

A suivre…

Photo CC ParaScubaSailor

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