CdL 24 : Sal en visite

CdL 24 : Sal en visite

Posté dans : Feuilleton 0
Les Chroniques de Lausanne - 24 : Où l'on constate la relativité de la pyramide de Maslow, avant de s'inviter sous la pluie dans le quartier du Maupas.

Le Maupas sous la pluie. Sal, dans son jogging en coton trempé qui lui collait aux cuisses, arpentait les petites rues entre les immeubles, en profitant tant qu’il le pouvait des porches et des préaux pour préserver un semblant de confort. La grisaille ambiante était rendue plus sombre encore par l’eau qui, poussée par le vent, venait attrister les façades. Le soir allait tomber. Bientôt, les dealers nouvellement installés allaient venir se poster aux coins de rue. Mais Sal ne cherchait pas, pas encore, de quoi sustenter la Voix. Sitôt revenu à la Riponne, il avait cherché ses repères, les têtes connues. Et elles étaient toujours là – où seraient-elles allées ? – à part Acné.

Acné qui se faisait vieux, Acné qui était un peu trop gentil pour être un bon junkie, Acné qui, au fond, était son pote, même s’il lui avait emprunté 20 balles un jour où Sal était prospère et qu’il ne les lui avait jamais rendus, même s’il ne l’avait jamais invité à pioncer chez lui quand Sal n’avait nulle part où aller. Sal et son petit plateau, sa verve qui les avait souvent tirés d’un mauvais tour. Sal qui n’avait plus d’espoir pour lui-même mais qui, quand avec Sal ils se mettaient à rêver, lui avait dit un jour « tu pourrais t’en sortir, tu es jeune, t’es pas encore complètement ravagé ».

Lors de sa fugue, Sal n’avait pas eu le courage de se rappeler la dernière personne à avoir dit croire en lui, mais maintenant qu’il était revenu, maintenant que la Voix ronronnait d’aise, repue, calmée par la dope que Sal s’était payée avec l’un des billets de deux-cents francs de la Dame, précautionneusement brisé en petite monnaie pour ne pas attirer l’attention des autres autochtones de la Place, maintenant que les tremblements et les nausées s’étaient faits plus doux, Sal voulait revoir son pote, prendre de ses nouvelles.

On lui avait dit qu’il n’était plus trop revenu depuis quelques jours, Elsa pensait l’avoir croisé la veille à la Coop, achetant des bières, mais ses beaux yeux tristes reflétaient trop de ciel, et elle pouvait parler de n’importe qui. Alors, pour la première fois de sa vie, Sal avait décidé de rendre visite à son pote chez lui. Et la simple idée d’aller « chez quelqu’un » lui semblait rassurante, presque amusante, lui qui ne fréquentait que des voisins de circonstance dont la seule villégiature habituelle hors de la Riponne était la Marmotte quelques soirs par semaine. Plus riche qu’il ne l’avait jamais été, plus en sécurité, Sal avait le courage de faire quelque chose qu’il trouvait presque trop normal pour lui. Il avait même acheté une petite boulette pour Acné, comme lorsque son père lui faisait chercher ses meilleures bouteilles de vin à la cave pour emmener comme cadeau chez d’autres. Goûtant une normalité toute relative, Sal ne ressentait presque pas le froid, et progressait sous la pluie avec une assurance qui confinait à la détermination.

Traversant l’Avenue de Beaulieu, empruntant une petite allée qui menait au vénérable immeuble où vivait son pote, Sal esquissa presque un sourire. Un interphone d’un autre âge sembla faire trembler tout l’immeuble, et quelques secondes plus tard, le visage gris d’Acné le dévisageait depuis l’œil-de-bœuf qui constituait la seule ouverture sur l’extérieur de sa petite chambre. Levant la tête, saluant de la main, Sal attendit un instant avant d’entendre le ronflement caractéristique des serrures à distance. Quand il franchit la porte, l’odeur de poussière lui rappela un peu la maison familiale, les meubles, les papiers-peints si vieux que sa mère passait ses journées à se battre contre une saleté qui n’était que le temps qui passe, un chiffon à la main.

Quand il entra en se baissant dans la petite chambre de bonne, il lui revint une phrase qu’elle lui avait dite un jour qu’il s’était révolté contre le dénuement dans lequel ils vivaient tous les trois, alors que de chaque coin de rue la publicité lui montrait qu’on pouvait être heureux pourvu qu’on ait une voiture dotée de l’ABS, quand bien même les destinations manquaient. « Quand on a presque rien, elle avait dit dans un soupir, on doit lutter deux fois plus fort pour faire avec ce qu’on a ». Elle l’avait envoyé dans sa chambre et il l’avait entendue pleurer doucement ce soir-là.

La chambre de son pote était sombre, mansardée, dépourvue d’autres murs que ceux qui la séparaient de l’extérieur. Au centre trônait une petite table basse qui n’était autre qu’un carton vide sur lequel Acné avait étendu un drap qui avait sans doute été blanc un jour mais que les années avaient rendu argenté par l’usure. Des deux côtés, un empilement de gros coussins à même le sol servaient de canapé et de lit, et Acné s’en leva péniblement pour saluer Sal.

-Tu es revenu, alors…
-Je suis revenu. J’ai quelque chose pour toi.

Portant la main à sa poche, Sal en tira le petit paquet mal emballé, et le déposa dans la main d’Acné, qui mit longtemps, si longtemps à refermer ses doigts autour que Sal se demanda si le paquet n’allait pas passer au travers de sa main, si blanche, si faible qu’on aurait dit celle d’un fantôme. Acné avisa un long moment le petit tas de poudre, et puis une violente quinte de toux secoua soudain son corps. Chancelant, comme roué de coup par son propre corps, secoué de spasmes et de râles rauques, Acné se laissa tomber sur son lit de fortune. Le calme revenu, il soupira et tenta de dessiner un sourire pour Sal qui, interdit, était resté debout sans bouger, les larmes aux coins des yeux. Son pote, le dandy de la Riponne, avait l’air si faible qu’il avait peur de le briser s’il le touchait.

A suivre…

Photo CC Solea

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.