CdL 23 : Anne s’énerve légèrement.

CdL 23 : Anne s’énerve légèrement.

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Les Chroniques de Lausanne - 23 : Où l'on imagine un remake floral d'Into the Wild entre deux mots-croisés.

La grille s’étalait sous les yeux d’Anne, fumant une Vogue Lilas sur le balcon de Millia. Elle prit une bouffée, la recracha, constata qu’elle n’avait pas suffi à la calmer, inspira profondément en laissant ses yeux se promener le long du port, en direction du Château, se perdant dans les passants en shorts et les voitures de luxe. A Ouchy, les beaux jours n’avaient qu’à pointer un timide rayon pour que la rue s’emplisse de poussettes, rollers, trottinettes et tout autre moyen de transport sans moteur, pouvant bénéficier du seul endroit plat de Lausanne sur plus de quelques mètres. Le sourire d’Anne pointa timidement le bout de son nez. Jusqu’à l’instant où il se rappela la grille, Saskia, et sa consigne « Compagne du poète en quatre lettres », et décida que l’irritation serait plus encline à prendre soin de sa patronne. Il reviendrait plus tard, après l’orage.

Tassant son mégot au fond du cendrier avec plus de force que nécessaire, Anne s’empara de sa gomme et la frotta rageusement, estompant jusqu’à la case noire qui séparait celui-ci de la suite, miraculeusement gardée pure par son précédent adversaire. Anne laissa échapper un râle rauque en s’échinant sur sa gomme, masquant le bruit de sa colocataire qui s’assit calmement en face d’elle et attendit qu’elle finisse, un petit sourire narquois vissé au visage. Rouge d’embarras, Anne releva la tête, cachant ses yeux derrière sa frange pour ne pas affronter l’inévitable moquerie de plein fouet.

Millia tira une cigarette du paquet, la tapota un moment, et l’alluma nonchalamment avant de lancer un « On ne censure pas la libre expression comme ça, camarade » plein de fougue. Anne souffla les cheveux de ses yeux et brandit les mots croisés devant sa copine, qui s’en saisit et la scruta avec beaucoup d’attention. « Bon, oui, effectivement, ce n’est pas exactement comme ça qu’on écrit  hantisocial… C’est quoi la définition ? ‘A la haine de l’autre, selon Molière’… Il n’est pas impossible qu’elle croie sincèrement que Molière est le leader de Trust, tu sais, ils sont français tous les deux…

-Elle m’énerve, elle m’énerve. Si au moins elle finissait, mais non, elle a l’attention d’un chihuahua sous speed !!! Elle fait quatre mots et elle passe directement à autre chose. Il n’y a rien de plus énervant que corriger des mots-croisés, rien !!! Regarde, vertical huit, « Compagne du poète », en quatre lettres, elle avait le M et le E, mais comme ça collait pas, elle a écrit MSEE ! On peut même pas le prononcer ! C’est pas une faute d’orthographe, c’est même pas un mot. Et elle nous laisse traîner ça fièrement, elle voudrait quoi ? Qu’on la félicite d’avoir si bien commencé ? Qu’on colle ça sur le frigo comme un bulletin de notes ?

Furieuse une fois de plus contre la copine de sa copine, Anne se leva soudain, se pencha sur la balustrade pour fixer le géranium résistant vaille que vaille aux oublis épisodiques de son hôtesse de lui prodiguer un minimum de soins. Les soirs, dans sa tête de géranium, fier d’avoir survécu, il se rêvait en survivaliste du royaume des plantes, une sorte de Nicolas Hulot (il avait grandi loin de la ville et des chaînes par satellite) chlorophyllé, prêt à résister à tout ce que l’avenir pouvait réserver à une plante qui en veut et qui se rit de la mort. Et puis il se réveillait dans son pot, et regrettait les grands espaces en regardant les voitures, ou en écoutant Anne et Millia qui en avaient manifestement terminé avec les mots-croisés de la semaine.

Millia s’approcha de son amie, laissant gentiment sa cendre tomber le long du vieil immeuble :

-A quoi tu penses tout à coup ?

-Aux géraniums qui refont Into the Wild, répondit Anne, mi-penaude, mi-soulagée de la sourde colère qui lui avait vrillé les tempes une bonne partie de l’après-midi.

Millia éclata de rire :

-Oooooookay, manifestement tu verses dans l’animisme dans ton grand âge. Comment tu vas ?

-Ca va, ça va… C’est juste… Laisse tomber. Faudrait que je me casse d’ici, que j’arrête de te casser les pieds…

-…Sans parler de mes gommes…

-Sans parler de tes gommes.

-Je t’ai déjà dit, Max et son coloc cherchent un troisième pour chez eux, ce serait mieux que de dormir ici sur le canapé. C’est quand la dernière fois que tu as fait une vraie nuit ? Dans un lit, et tout ?

-A l’hôtel, avec lui.

-Rien d’autre ?

-Non, pas envie, pas envie de rentrer dormir chez mon père, d’admettre que c’est totalement fini.

-Oui, bon, enfin, il y a peu de chances que ça reprenne, quand même.

-Je sais, je sais.

Anne s’alluma une autre cigarette, la regarda se consumer un moment. Un courant d’air la fit soudain frissonner.

-J’ai plus envie de rien, tu sais. J’aurais pu terminer mon mémoire trois fois depuis le temps, j’aurais pu trouver un appart’, une coloc’, une tente Quechua, n’importe quoi. Avec un peu de chance, j’aurais déjà pu trouver un job.

-Oui, oh, tu sais, un job, c’est très surfait, hein ? Et puis tu as le temps, les moyens, tu as le droit de profiter. Enfin, il faudrait profiter, pas traîner sur le balcon à t’énerver sur une grille de mots-croisés tout un samedi sous prétexte que ta nemesis t’a fait l’affront de les laisser sous tes yeux de fille de prof de français. Mais ça, on en est pas encore là.

-Clairement. J’ai l’impression de plus exister, en fait, j’ai fait tellement de choix dans ma vie, j’ai tellement changé, juste pour qu’on soit bien ensemble, tranquilles, anesthésiés. Et il a eu le culot de me foutre dehors d’un coup, comme ça, juste parce que j’étais pas là à l’écouter tout le temps, juste une fois, comme si tout le reste avait pas tellement d’importance. Et moi, j’ai eu honte, j’ai regretté, j’ai culpabilisé. L’autre jour, tu vois, je me suis regardée dans la glace, un moment. Tu sais ce que j’ai vu ? J’ai vu le genre de fille dont on se moquait quand on était ado ! Une espèce de bobo vaguement habillée en étudiante en lettres, trop riche pour avoir du courage et trop pauvre pour se vautrer dans la satisfaction, et le pire dans tout ça c’est que je peux même pas dire que c’est sa faute à lui, j’ai fait ça toute seule. Là j’ose plus sortir, tellement j’ai peur de le croiser avec sa nouvelle copine, et de me retrouver comme au collège la grosse fille qui n’a rien pour elle et dont tout le monde se moque dans le fond de la classe. Et le pire dans l’histoire, c’est qu’il me manque encore. Et ça me met dans une rage, tu peux pas savoir, je m’en veux à mort d’être restée avec lui, et je m’en veux encore plus que ça me manque aujourd’hui.

Essoufflée, tremblante, Anne ressentait au fond d’elle une légère nausée, qu’elle essayait de repousser en tirant sur sa clope, expulsant la fumée comme on crache. Millia l’étreignit doucement, par la taille, la faisant pivoter vers son regard, gentiment.

-Tu sais ce que je crois ? Je crois qu’on n’est pas sur des lignes, je crois qu’on ne devient pas un stéréotype comme ça, juste parce qu’on change de situation tout un coup on devient bobo, intello, étudiant en lettres, ou je sais pas quoi. Tu es sortie avec ce mec parce que tu l’aimais beaucoup. Tu as changé parce que tu l’aimais beaucoup, et parce qu’à force d’être proche de quelqu’un on change forcément. Parce que tu pouvais pas rester la fille un peu gauche qui pense toujours à autre chose. Tu pensais toujours à autre chose quand on était en classe, tu te rappelles, quand même ?

-Oui mais ça n’a rien à…

-Chut, on se tait quand on va prendre une importante leçon de vie. Tu pensais tout le temps à d’autres trucs parce que tu t’ennuyais à crever, et avec lui c’était pareil, sur la fin. Et tu aurais pu avoir le choix de te casser, mais c’était confortable, aussi, et puis on peut des fois se redécouvrir ou je sais pas, accepter qui on est devenu. Et si c’est le cas, c’est pas si grave, on peut être un bobo heureux, si ça se trouve. Mais là, cette fille que tu as vue dans la glace, aujourd’hui, c’est non seulement la bobo avec le mec plein de thunes qui ne voit pas plus loin que l’intérieur de sa tête pour ne pas voir à quel point elle s’emmerde, c’est encore pire, c’est la même fille qui culpabilise de tout ça par masochisme, juste pour sentir quelque chose, et qui ne fait rien. Et qui ne s’en sortira que quand elle aura décidé de mettre tout ça derrière elle, quand elle aura changé sa colère de cible. Ton monde, il est pas plus injuste que le mien, il est simplement le produit de ce que tu devrais faire, de ce que tu fais, et de ce que tu ne fais pas.

-Ah ouais ?

-Ouais !

Elles se regardaient toutes les deux, en chiens de faïence mode doberman énervé, aucune des deux ne cédant du regard, jusqu’à ce que le sourire d’Anne décide qu’il était temps d’intervenir avant l’inévitable rebuffade, concentré de mesquineries qu’on lâche pour se défendre contre ceux qui nous connaissent trop bien.

Les armes à la main, il entra doucement dans ce qui était devenu le fief de la colère. Et il la trouva, retranchée, tapie derrière un mur de briques rongées par le temps, maigrelette et osseuse, ses dents pointues jaunies d’avoir rongé les mêmes os pendant des mois, s’apprêtant à bondir sur Millia, crachant comme un chat enragé, bavant l’acide des opportunités manquées par les autres. Il la considéra un moment, petite chose putride et apeurée, noircie, minable.  Baissant sa garde, il s’approcha, tranquillement, lança à la petite créature à la face rongée par l’amertume un « Allez, zou » ferme mais pas dénué de douceur. Elle le regarda un instant, feulant, crachant, sifflant, puis prit la fuite. Une fois la chose partie, il s’installa derrière son bureau, l’épousseta un moment, y  reposa la photo de sa famille, une famille dont la grande sœur ressemblait étrangement à Millia à cet instant précis.

Calmée, Anne inspira une grande bouffée, la nausée s’était intensifiée avant de devenir une boule chaude, une météorite en fusion, un astre dans lequel tout n’était pas bon, mais qui pourrait, à un moment, être utile. Elle posa sa main sur le bras de son amie.

-Ta sagesse n’a d’égal que tes talents de jardinière.

-Je vais arroser ce pauvre géranium.

-Je vais finir ces putains de mots croisés. Et puis tu me donneras l’e-mail de Max. Il se peut que ton canapé ne suffise plus à mon repos, je crois que quelqu’un y a perdu un pois-chiche qui m’empêche de dormir.

-Et puisque sa Royale Altesse est dans de bonnes dispositions, si on allait danser ce soir ?

Anne hésita un instant, chercha une excuse, n’en trouva guère. Elle n’était pas entièrement guérie de son ex, peut-être ne le serait-elle jamais. Mais, pour la première fois depuis qu’ils étaient séparés, ce petit reste, au lieu de la remplir, la gênait simplement. Il était temps d’avancer.

-Leur appartement est à la Rue de Bourg, lança Millia par-dessus son arrosoir, avec un peu de chance, ils habitent près du copain de Saskia, vous pourrez aller boire des cafés toutes les deux en faisant des mots-croisés…

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