CdL 21 : Sal s’enterre un moment

CdL 21 : Sal s’enterre un moment

Posté dans : Feuilleton 1
Les Chroniques de Lausanne - 21 : Où l’on découvre que la volonté de changer est bien peu de choses face à l’irrévocabilité du soi.

Sal, après son aventure avec la vieille Dame (dans sa tête il lui mettait une majuscule), avait fui la Riponne, le Centre, tout Lausanne ou presque. Il avait couru, couru pendant des heures et des heures, en cercle de plus en plus grands, vers le Nord, toujours plus au Nord, pour oublier la brûlure, pour oublier le porte-monnaie qu’il avait néanmoins serré dans sa main avec tant de rage que son poignet, quand il s’arrêta, semblait ne plus jamais vouloir le rendre. La nuit était tombée, et la bise soufflait, battant à quelques pas un rideau de fer bringuebalant. Sal s’était approché, doucement. Une échoppe de fleurs se dessinait derrière le rideau qui battait tant que Sal, sans aucune peine – il était si maigre, parvint à se glisser entre lui et la vitrine, s’abritant comme il pouvait. La petite échoppe était fermée, depuis une heure d’après l’horaire, et une pénombre encombrée s’offrait à ses yeux, derrière la vitre. Transi de froid, Sal passa la lame de son canif dans l’embrasure de la porte, qui céda doucement.

Une vague de chaleur, humide, terreuse, parfumée, lui parvint, et il pénétra dans la pièce encombrée de vases et de plantes. Un ronronnement de chaudière, seul, troublait le silence. La boutique était petite, mais il pouvait s’y allonger en diagonale, entre les fougères et les chrysanthèmes. Dans le silence et l’odeur d’humus, Sal ferma les yeux. La Voix avait pris peur, quand la Dame l’avait touché. Il lui sembla qu’elle émergeait timidement, maintenant qu’ils étaient à l’abri tous deux, mais ne dit rien.

Quand il se réveilla au milieu de la nuit, il sortit immédiatement. Un clocher sonna deux heures. La Voix le cajola, à demi-mots, et il sniffa un petit rail pour la calmer un peu. Pris dans les volutes de son endormissement, Sal s’empara du porte-monnaie, avisa un petit parc non loin et, après avoir vérifié que personne ne l’observait, l’enterra sous un banc du mieux qu’il put. Il ne l’avait même pas ouvert.

Pendant quelques jours, peut-être trois, il avait dormi dans la boutique de fleurs. Le jour, il marchait çà et là, vers nulle part, fredonnant parfois un peu, écoutant la bise entre les cheminées, les voitures, les gens qui parlaient. Quand tombait la nuit, il attendait que le vieil homme qui tenait la boutique s’en aille, patientait encore une heure, ou deux, et se faufilait dans la boutique, s’enterrant presque, et se concentrait du mieux qu’il pouvait sur la chaudière pour ne pas entendre la Voix.

La Voix, qui voulait, qui demandait, qui exigeait, l’avait fustigé, battu, brisé. Elle lui parlait la nuit, tantôt cajolant, tantôt menaçant, le frappant parfois dans tout le corps, les spasmes, les crampes, ses intestins qui menaçaient de le trahir à tout moment. Il venait tout juste de consommer la fin du petit stock qu’il avait sur lui au moment de sa fuite. Il se levait vers quatre heures, tremblant, secoué de haut-le-cœur, et passait une demi-heure la porte ouverte, pour faire entrer la bise et s’effacer des lieux. Le manque, la saleté, la faim étaient autant d’arguments pour la Voix qui, petit à petit, lui semblait de plus en plus sensée, de plus en plus convaincante. Pourtant il luttait, tant qu’il le pouvait. Il lui donnait un reste de poudre pour la distraire, mais il ne lui en restait presque plus ; et puis la Riponne, les gens, Acné, surtout, lui manquaient. Il n’avait plus parlé qu’à Elle depuis des jours.

Ce matin-là, une secousse l’arracha du sommeil. Son genou droit, incontrôlable, se tendait et se pliait, grotesque, désordonné, et c’était comme si la Voix l’avait chassé de son propre corps, comme s’il ne lui restait plus rien. Une secousse plus forte que les autres, et un vase de tulipes posé par terre se déversa sur le sol dans un bruit mat, verre brisé et pétales qu’il broyait du talon, sous lui, et qui collaient à son jeans, en lambeaux.

Une première inspiration hachée, un premier geste, une peur panique qui l’envahissait avant que ses intestins ne se tordent, ne se vident, et son petit havre floral était souillé, détruit, il ne lui restait plus rien. Rien, sinon la certitude qu’il n’était rien, qu’il n’y avait pas de Sal, vraiment, qu’il n’y avait qu’Elle et son corps qui l’avait abandonné. Et son genou battait, comme une veine qui palpite, plié, droit, plié, droit, un bruit mou à chaque fois que sa cuisse frappait le sol humide. Terrifié, il s’en saisit, baignant dans sa fange, le massa un moment. Un semblant de calme l’envahit peu à peu. La veine cessa de palpiter. Il prit conscience progressivement de ce qu’il avait laissé sur le sol. Son sac à dos, trempé de sueur, était resté relativement propre.

Il se déshabilla intégralement, essuya comme il le pouvait les traces de sa peur, enfila un vieux jogging gris qui sentait le moisi, un polo bleu déchiré au col, avisa un arrosoir qui traînait, s’employa à s’effacer du sol, des murs, de l’air qu’il avait occupés. Une bonde, au sol, l’engloutit tout entier, lui, les pétales qui commençaient à pourrir, les tiges broyées, le verre brisé. Et il ne resta bientôt qu’un effluve vicié que les fleurs, tout autour, ne faisaient qu’atténuer quelque peu. La Voix, raisonnable, lui susurra « Tu vois ? Tu es bon qu’à polluer, à salir, à semer le désordre. Mais moi, je t’aime, et je veux que tu te sentes bien. Je te prendrai dans mes bras, tu seras au chaud, tu verras. Tu n’es pas comme les autres, mais je te veux comme tu es. » Avant de fermer son sac, Sal en sortit un petit couteau Suisse qu’il glissa dans sa poche. Il entassa comme il put ses habits sales dans un vieux cornet en plastique qu’il jeta dans la première poubelle et se dirigea vers son banc.

La bise claqua immédiatement, chassant les vestiges de la maigre chaleur qu’il avait emmenée avec lui. A genoux dans la terre, piochant comme il le pouvait son petit monticule gelé, il sentait sa sueur se figer sur sa peau, rasséréné de temps en temps par sa Voix qui triomphait en silence. Le porte-monnaie était en cuir brun, et ses quelques semaines sous terre ne l’avaient qu’à peine abimé. Un petit bouton pression cousu à une bande noire le pliait sur lui-même pour le fermer. Le clac, quand il l’ouvrit, sonna comme un coup de feu.

Une photo dépassait, un petit garçon à qui il manquait plusieurs dents qui riait, une femme d’allure sévère derrière lui. Leurs visages lui firent un peu penser à la Dame, le nez, peut-être, un port de tête qui prenait les gens de haut, naturellement mais sans malice, et une indicible tristesse l’envahit. Le cuir grinça un peu, une petite motte de terre s’en échappa. Une carte d’identité le dévisageait, qu’il refusa de lire, quelques cartes de crédit, puis un battement de cœur plus fort que les autres : derrière quelques photos de plus, dans la poche, il y avait deux billets de mille francs, quatre de deux cents, et un peu de menue monnaie. Un clapotis nauséeux lui secoua l’estomac. Glissant dans la terre et la neige, il se précipita au pied d’un arbre et rendit son dernier et lointain repas, puis se convulsa encore, et encore, et encore jusqu’à jurer qu’il allait se vider entièrement, devenir une flaque, une tache qui disparaîtrait sous la neige et ne manquerait à personne.

Et puis tout cessa d’un coup. La mort dans l’âme, Sal prit le chemin de la Riponne, de ses potes, et des petits arrangements avec sa Voix qui lui souriait. Puis il se ravisa, sortit un stylo de son sac, griffonna « Pour le dérangement » sur l’un des billets de 200 francs, et le glissa sous la porte malgré les protestations de la Voix.

A suivre…

Photo CC morganglines

  1. Avatar
    Mum
    | Répondre

    “…une tache qui disparaîtrait sous la neige et ne manquerait à personne.”

    Il me manquera à moi.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.