CdL 19 : Emilien dans ses murs

CdL 19 : Emilien dans ses murs

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Les Chroniques de Lausanne - 19 : Où l'on s'attarde sur quelques souvenirs et la possibilité d'apercevoir Orion dans un environnement urbain.

Emilien ouvrit pour la quinzième fois l’un des cartons étiquetés « Divers » qui jonchaient encore le sol de son deux pièces. Dedans :
-Une collection de jeux vidéos (1996-2002) sur PC, injouables sur sa machine actuelle, tous emballés encore dans leurs boîtes d’origine. A l’époque, la bâtardisation du CD et du DVD couplée à la longue tradition des jeux sur disquette signifiait qu’il n’existait aucun standard, et les grosses boîtes presque vides aux couleurs des 90’s vieillissantes semblaient rivaliser avec les formats plus modestes d’aujourd’hui.
-Plusieurs figurines d’une série japonaise narrant les aventures de chevaliers mythologiques au service d’Athéna dans un style violent, nerveux, mais non dénué d’homoérotisme latent, chacune emballée avec sa dizaine d’accessoires dans un petit sachet transparent (une ex, un jour, l’avait convaincu de se débarrasser des boîtes vides qui prenaient la poussière et de l’espace pourtant vital dans son 22 mètres-carrés).
-Une carte des étoiles en 3D stéréoscopique que son père lui avait achetée pour ses 11 ans, la lentille de l’oeil droit troublée par un accident de Pschitt Orange en colonie de vacances l’été suivant. Il y jeta un œil dubitatif et conclut que si la bise qui sifflait sur ses stores accomplissait correctement son travail, il pourrait cette nuit observer Orion de sa fenêtre, à condition bien-sûr de penser à raser quelques étages du bâtiment d’en face.
-Quelques cartes postales, lettres, photos, dans une enveloppe de papier noir qu’il avait remplie lorsqu’il avait quitté le domicile parental.
-Quelques autres cartes postales, lettres, photos dans un dossier en plastique rouge transparent qu’il avait rempli lorsqu’il avait déménagé de son premier studio à son deuxième. Il décida de mettre l’enveloppe noire dans ledit dossier, et se félicita en l’ouvrant d’avoir songé, lorsqu’il était parti de son deuxième pour son troisième, à classer la pochette grise contenant les cartes postales, lettres, photos reçues à cette période dedans. Il résista à l’envie de se plonger dans une énième relecture – ce n’était pas le premier samedi qu’il passait à tenter de défaire ses derniers cartons.
-Un top rose saumon ayant appartenu à sa correspondante Anglaise, dont il s’était longuement, à son départ, servi comme succédané affectif.
-Une petite voiture à laquelle il manquait une roue.
-Plusieurs briques de Lego.
-Son premier téléphone portable, l’écran noirci de cristaux liquides en fuite, et deux ou trois chargeurs qui ne correspondaient à aucun modèle connu.

Il referma le carton avec du scotch, le souleva, le transporta vers la pile de ses congénères, le posa, soupira, et s’affala sur le canapé. D’un œil satisfait, il contempla le fruit de son dur labeur. Quatre cartons restaient, et il les avait au moins inventoriés et déplacés du milieu du salon (ils trônaient désormais au milieu de sa chambre). Sa chaîne hifi passait un mix new-disco qui lui avait donné l’entrain des bons jours, lui permettant, outre le rangement, de terminer un marathon de paperasse qui l’avait presque abattu, terrassé par l’espèce de poétique de la complexité imbécile qui caractérise les civilisations les plus avancées.

En un mois, il avait réussi à trouver cet appart’, un deux pièces tout ce qu’il y avait de plus fonctionnel dans le quartier du Maupas, dont la sulfureuse réputation – un peu usurpée d’après ce qu’il en avait vu – n’était pas étrangère au loyer relativement honnête qu’il avait dû payer plusieurs fois pour entrer dans ses murs. Oh certes, ce n’était pas un paradis, l’enthousiasme de ses voisins semblant s’aimer très fort et très souvent n’était pas aussi communicatif qu’ils devaient le penser, et manifestement la vieille dame du deuxième n’appréciait guère les étrangers – ce qu’elle n’avait pas manquer de lui glisser avec un grand sourire complice la première fois qu’ils avaient pris l’ascenseur ensemble –, mais jusqu’à maintenant rien n’était venu troubler l’impression de calme qui l’avait happé dès qu’il avait franchi le seuil avec son premier carton.

Pour une raison qu’il ignorait, par le plus grand des hasards, par chance sans doute, il était chez lui. Rien, rien ne pouvait venir le troubler. Il jeta un œil à l’écran de son portable : 52 appels manqués – Jean-Claude. A la rigueur, il aurait pu concéder un léger sentiment de malaise d’avoir laissé son boss et son ancien boulot en rade, et d’être parti en douce. Peut-être même qu’il avait assuré Max qu’il allait au moins faire un mail le lundi d’après son départ, il ne se rappelait plus très bien. De toute façon il n’avait rien à dire à Appelez-Moi, qui devait simplement regretter de ne plus avoir personne à qui confier les corvées les plus dégradantes. Son cœur battit soudain un peu plus fort.  Un flash, dans sa tête, un début de migraine, une image : il se réveillait sur le parking, collant au bitume glacé. Il se leva, monta le volume d’un cran, grimaça, rebaissa d’un cran.
Il en était là de sa réflexion lorsque l’interphone sonna. « C’est nous on monte ! ». Sam et Max, ponctuels, venaient le sortir de sa poussière.

A suivre…

Photo CC : Zanalee

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