3/3 Il n’y a pas le feu au lac!

3/3 Il n’y a pas le feu au lac!

Pour cette première contribution au LBB, une réflexion partagée dérivée en trois articles distincts qui chacun se questionnera sur un rythme: le mouvement au travers de l’activité physique, le fare niente sous le biais de l’immobilité et l’hymne à la lenteur par le récit personnel de ma convalescence à la suite d’un accident de vélo. La thématique de cet article s’intéresse à notre relation avec la mesure du temps et comment la vitesse s’est imposée comme le rythme normal de notre ère.

J’écris cette série de trois articles à la suite d’un accident à vélo qui m’a immobilisé quelques semaines et qui m’a donné le temps et l’opportunité de me questionner sur le mouvement (article 1/3 Pédaler dans le yaourt!), l’arrêt (article 2/3 Plus un geste!) et la lenteur (article 3/3 Il n’y a pas le feu au lac!).

« La performance d’un individu se mesure aujourd’hui à son rendement. Plus il en fait, plus on le considère. Mais plus il donne, plus il se perd. Se (re)connecter à l’essentiel, vivre ancré dans le présent, être à son écoute… » (p.37, référence 1). Personnellement, je suis surtout et souvent à l’écoute de l’écran de mon tapis de course au Fitness Park de Malley qui m’indique mon temps, mes calories, mon rythme cardiaque et bien d’autres chiffres que je n’ai pas encore déchiffrés. « La métamorphose des activités singulières en une quantité mesurable engendre […] une véritable pathologie de la mesure […], les mesures chiffrées peuvent en outre mener à certaines dérives ‘ratiocratiques’. » (p.84, référence 4). Parenthèse quant à cette citation datant de 2018, donc bieeen avant le… non, la COVID-19 dont le nombre de cas positifs et de morts liés à cette pandémie ont « bercé » et « bercent » encore notre quotidien et qu’« il convient alors […] de s’interroger sur l’identité des décideurs utilisant les mesures, leurs objectifs, […] et sur la dimension politique des problèmes pour lesquels on utilise les quantifications. » (p.84, référence 4). C’est « […] une révolution intellectuelle : cesser d’interpréter les phénomènes, plutôt les mesurer. » (p. 436, référence 5). A la lecture de ces quelques lignes, je m’aperçois, avec effroi, que notre quotidien est rempli de mesures, de chiffres qui régulent notre vie. Les KPIs (abréviation anglaise pour Key Performance Indicator qui signifie indicateurs clés de performance) sont partout que cela soit pour définir des objectifs que pour évaluer une action.

“Les mesures chiffrées peuvent mener à certaines dérives ‘ratiocratiques’.”

Brice FAVRIER-AMBROSINI et Matthieu DELALANDRE

Montre-moi

Dans notre quotidien, il y a une mesure qui régie notre vie à chaque tic et tac. Elle est reine de chaque instant car elle rythme une ressource de plus en plus rare : le temps. « Quelle est la toute première chose que vous faites lorsque vous vous levez le matin ? […] la première chose que vous faites et que tout le monde fait, c’est regarder l’heure. […] S’il est trop tôt, je ferme les yeux et tente de me rendormir. S’il est trop tard, je saute hors du lit et me dirige immédiatement vers la salle de bain. » (p.29, référence 7). Que ferions-nous sans la montre ? Nous passons notre temps à la regarder. « Chaque moment s’inscrit dans un emploi du temps général et, où que nous regardions, qu’il s’agisse de la table de nuit, de la cantine du bureau, de l’écran de notre ordinateur ou de notre propre poignet, l’heure tourne, suivant nos progrès, nous enjoignant de ne pas prendre de retard. » (p. 29, référence 7). Le fait parlant, à mes yeux, est la nouvelle norme de récupérations des heures supplémentaires. On préfère récupérer ces heures en temps plutôt qu’en argent. Preuve qu’il est une ressource précieuse, négociable et échangeable. « Il existe un grand secret, pourtant très ordinaire, qui concerne tous les hommes. Chacun le connaît, mais rares sont ceux qui prennent la peine d’y réfléchir. La plupart des gens l’acceptent tel quel, sans s’interroger. Ce secret, c’est le temps. On se sert de calendriers et de montres pour le mesurer, mais cela ne veut pas dire grand-chose : on sait bien qu’une heure peut durer une éternité ou un instant. Cela dépend de ce qu’on vit à ce moment-là. Car le temps, c’est la vie. » (p. 33, référence 6). En effet, « conscient de mourir un jour ou l’autre, l’homme se plonge alors tout seul dans l’urgence de vivre. […] Réfléchir sur le temps, c’est donc réfléchir sur l’existence elle-même, mais sans forcément s’angoisser de sa fin. » (p. 25 […] p.26, référence 1). Du coup, « […] que pouvons-nous dire du sens de la vie aujourd’hui ? » (p.16, référence 3).

Notre propre tempo

« Un monde authentiquement ‘lent’ ne suppose rien moins qu’une révolution de nos modes de vie. » (p.27, référence 7). Un changement de rythme, une nouvelle appropriation du temps peuvent-ils vraiment influer sur nos vies ? Est-ce que le questionnement sur le temps peut-il être créateur de sens ? Véronique Aïache parle de notre perception du temps en ces mots : « on le surcharge au maximum tout en l’accusant de passer trop vite. On lui fait un bras d’honneur à grand renfort de cosmétiques au même titre que nous aimons les sagesses qu’il permet d’acquérir. Quoiqu’il en soit, la perception que nous avons du temps qui passe a irrévocablement un impact sur le sens que nous donnons à notre existence. » (pp. 20-21, référence 1). Sommes-nous, encore une fois, en train de responsabiliser les individus à devoir trouver leur propre tempo ? Ou allons-nous créer du sens et des valeurs communes autour du Slow Movement comme nous avons créé la vitesse comme mode de vie moderne ? « Le développement du mouvement viendra pour beaucoup de pollinisations croisées. […] Sous la bannière des Città Slow, plus de soixante villes en Italie et ailleurs s’efforcent de se transformer en oasis du calme.» (p.28, référence 7). Et pourquoi pas Lausanne comme Città Slow favorisant la lenteur à la rapidité ? Bien que les raisons ne soient pas celle de la promotion de la lenteur, la Ville de Lausanne a rendu obligatoire la vitesse de 30km/ heure au lieu de 50 la nuit. Exercice difficile car s’il y a bien un endroit où même les plus calmes s’impatientent et se transforment en monstres c’est bien derrière le volant. Pour les personnes passant beaucoup de temps dans leurs voitures, est-ce que rouler moins vite, les incitera aussi à vivre plus lentement ?

Photo: Leticia Pérez

Famine temporelle

Photo: Leticia Pérez

« Qui, de l’individu ou du monde qui l’entoure, a laissé le champ libre à la famine temporelle ? » (p.14, référence 1). A la lecture de cette ligne pendant ma convalescence, cela m’a beaucoup interpellé. Parce que je n’étais pas aussi mobile et active que d’habitude, j’avais sans cesse l’impression que le temps me rattrapait. Ce qui normalement me prenait 5 minutes, m’en prenait 15. Je ne pouvais pas aller plus vite que ce que mon corps convalescent me permettait alors j’ai appris et me suis plu dans la lenteur. Mais oh qu’elle dérange ! On aime la vitesse mais qu’est-ce qu’on peut être agacé-e-s par le rythme calme. « Au lieu de battre le pavé et de jouir de l’instant je me précipite […] maudissant silencieusement toute personne moins pressée que moi qui oserait me ralentir le passage. » (pp. 13-14, référence 7). Je suis devenue cette personne moins pressée du fait de la convalescence. Je prends mon temps pour récupérer comme il faut, pour m’écouter et aller à mon rythme. Si ma blessure m’empêche la vitesse, la prise de conscience de mon besoin de calme je l’ai rencontré lors d’une marche consciente en montagne où le but était de monter 800 mètres de dénivelé sans jamais s’arrêter, tout en prenant conscience de notre corps, de notre souffle et de l’environnement qui nous entoure. On ne parlait pas, on était juste là, présentes et pleinement conscientes de notre marche. A ma grande surprise, je me suis aperçue que la marche qui me convient bien est une marche calme et lente en contradiction complète avec mon état quotidien. Je suis, je me répète, de ces personnes toujours pressées quand rien ne m’y oblige. J’aime quand ça bouge et vite.
Pour reprendre Carl Honoré dans son ouvrage Éloge de la lenteur : « Ma vie entière s’est transformée en un gymkhana sans merci consistant à remplir chacune de mes heures un peu plus chaque jour. Je suis un grippe-sou armé d’un chronomètre, vivant dans l’obsession de récupérer la moindre parcelle de temps, une minute ici, quelques secondes là. Et je ne suis pas le seul. Tout le monde autour de moi – collègues, amis, famille – est pris dans le même vortex. […] Nous avons développé une intériorisation psychologique des notions de vitesse, de gain de temps et d’efficacité maximale, qui se renforce de jour en jour. » (p.15, référence 7). « Cela explique en partie la frustration chronique bouillonnant à la surface de nos vies modernes. Toute personne ou toute chose se trouvant sur notre passage, qui nous ralentit et nous empêche d’obtenir exactement ce que nous voulons quand nous le voulons, devient l’ennemi. Ainsi le plus petit contre-temps, le plus léger délai, la plus légère bouffée de lenteur peut désormais provoquer une colère noire chez des gens tout à fait ordinaires. » (p.23, référence 7). Si la lenteur engendre la colère, l’ennui, lui, panique !

“Nous avons perdu l’art de ne rien faire, de fermer la porte aux bruits de fond et à ce qui nous distrait, de ralentir le rythme en restant simplement seuls avec nous-mêmes. .”

Carl Honoré
Photo: alex.rebelle.photography

Panique à bord: je m’ennuie!

Certes, j’ai bien intériorisé la vitesse qui m’accompagne dans ma conduite automobile, mon travail mais aussi, je l’ai appris récemment, dans ma digestion « feu ». Eh oui, j’aurais tendance à absorber trop rapidement ma nourriture (que je mange d’ailleurs, devinez ?, trop vite) et cela altère un peu ma respiration. Donc dans mon nouveau quotidien lent, je parfait mon apprentissage également au niveau de mon alimentation en savourant les aliments par la lenteur.

Photo prise à Chailly
@Leticia Pérez

Je (re)découvre une donnée dans mon arrêt maladie qui est : l’ennui. Je suis en arrêt donc je ne peux pas travailler et paf huit voire neuf heures de plus dans mon emploi du temps sous-chargé car, je le rappelle, je dois me reposer. Et voilà qu’arrivent l’amie Anxiété accompagnée de sa copine Panique (pourquoi tous ces noms sont féminins, y compris la COVID-19 ?). « Dans cette époque riche en informations, gavée de médias, vouée au nomadisme télévisuel et aux jeux électroniques, nous avons perdu l’art de ne rien faire, de fermer la porte aux bruits de fond et à ce qui nous distrait, de ralentir le rythme en restant simplement seuls avec nous-mêmes. L’ennui – un mot qui existait à peine il y a cent cinquante ans – est une invention moderne. Retirez toute stimulation extérieure et nous ne tenons plus en place, nous paniquons et cherchons quelque chose, n’importe quoi, pour occuper notre temps. Quand avez-vous vu pour la dernière fois un passager laisser filer son regard à travers la vitre d’un train ? Chacun est trop occupé à lire le journal, à jouer à des jeux vidéo, à écouter son iPod, à travailler sur son portable ou à marmonner dans son téléphone mobile. » (p. 22, référence 7). Avec mon temps libre, j’adore me replonger dans la lecture de livres en tout genre, dont celui de Carl Honoré dont je ne cesse de vous citer quelques extraits, mais aussi à juste être assise et admirer le tumulte externe. Qu’est-ce ça bouge et vite, rien que par l’observation je ne m’ennuie pas. Entre voitures qui klaxonnent à la moindre perturbation du trafic et les piétons marchant au rythme de leurs écouteurs ou zigzagant sur le trottoir en tapotant leurs natels (d’ailleurs ne vous est-il jamais arrivé, comme moi, de vouloir vous planter en face d’eux et juste crier pour qu’ils lèvent les yeux et ne vous foncent pas dessus ?), il y a là des scènes quelque peu effrayantes. On ne se regarde plus beaucoup ou alors via écran interposé. Le télétravail a contribué à nous virtualiser davantage chacun derrière notre écran d’ordinateurs. La superficialité de la communication par écran interposé est aussi un symptôme de notre mode de vie toujours plus pressant. « Inévitablement, une vie agitée peut devenir superficielle. Lorsque nous nous hâtons, nous écrémons la surface des choses et échouons à créer de vrais contacts avec les autres et le monde qui nous entoure. […] Toutes les choses qui nous relient et donnent du prix à la vie – la communauté, la famille, l’amitié – se nourrissent de ce dont nous manquons perpétuellement : le temps. » (p.20, référence 7).

L’âge de la rage

Tout est lié : « nous sommes les esclaves de la vitesse et avons tous succombé au même virus insidieux : la vie à grande vitesse, qui brise nos habitudes, envahit nos espaces privés et nous contraint à consommer du fast-food. » (p.26, référence 7). Ajoutons à cela la norme sociale du « bouger plus » avec des fitness ouverts tard et même 24 heures sur 24 afin de pouvoir aller éliminer nos calories en pleine nuit en cas d’insomnie, d’ennui ou de catalyseur de stress et voilà qui donne un monde fatigué et énervé. « Voilà où nous mène notre obsession d’aller vite et de gagner du temps. A la furie. Furie au volant, en avion, dans les magasins, en couple, au bureau, en vacances, à la gym. Grâce à la vitesse, nous vivons l’âge de la rage. » (p.24, référence 7). Véronique Aïache complète en affirmant que « le vrai problème se pose lorsque notre conscience nous rappelle à l’ordre et nous chuchote à l’oreille que quelque chose cloche dans notre façon de dépenser le temps. Elle agite son petit drapeau rouge comme pour prévenir qu’é force d’être sous haute tension, le corps et l’esprit ne sont pas à l’abri de disjoncter. […] le nœud existentiel se resserre d’un cran quand l’intensité de notre rythme a raison de tous nos choix et de toutes nos envies. » (p. 35, référence 1). « Le problème est que notre amour de la vitesse, notre obsession d’en faire toujours plus en moins de temps ont passé les bornes. Elle s’est transformée en dépendance, en une sorte d’idolâtrie. Même lorsque la vitesse semble se retourner contre nous, nous invoquons les mânes du ‘toujours plus vite’. Du travail en retard ? Adoptez une connexion plus rapide à Internet. Pas de temps pour lire ce roman qu’on vous a offert à Noël ? Apprenez la lecture rapide. Les régimes ne marchent pas ? Essayez la liposuccion. Trop occupé(e) pour cuisiner ? Achetez un four à micro-ondes. Pourtant, il y a certaines choses qui ne peuvent pas, et ne devraient pas aller plus vite. Elles prennent du temps, elles demandent de la lenteur. Lorsque vous accélérez des choses qui ne devraient pas l’être, lorsque vous oubliez comment calmer le jeu, il y a un prix à payer. » (p.16, référence 7).

Maladie du temps

« En 1982, le médecin américain Larry Dossey a inventé le concept de ‘maladie du temps’ pour décrire cette croyance obsessionnelle selon laquelle ‘le temps s’enfuit, qu’il n’y en a pas assez et qu’il nous faut pédaler pour le rattraper’. De nos jours, le monde entier en souffre. Nous sommes tous les prisonniers du même culte de la vitesse. […] Pourquoi sommes-nous toujours si pressés ? Comment guérir de cette obsession du temps ? Est-il possible, ou seulement désirable, d’aller moins vite ? » » (p.15, référence 7).
Avec ces questions laissées ouvertes je conclus ma pensée trilogique.


Bibliographie
Références citées dans cet articles:

REFERENCE 1: Référence 1 : AÏACHE, Véronique, « L’art de ralentir. Pour prendre le temps de vivre », Editions Flammarion, Paris, 2018.

REFERENCE 2: CHOLLET Mona, « Sorcières: La puissance invaincue des femmes », Editions La Découverte, Paris, 2018.

REFERENCE 3: HARARI Yuval Noah, « 21 leçons pour XXIe siècle », Ed. Albin Michel, Paris, 2020.

REFERENCE 4: FAVRIER-AMBROSINI Brice, DELALANDRE Matthieu, « Les réseaux sport santé bien-être : un gouvernement par le chiffre », in « Cairn. Info », 2018/1 N°32, pages 81 à 106.

REFERENCE 5: SCHMIDT Eric-Emmanuel, « La traversée des temps I – Paradis perdu », Ed. Albin Michel, Paris, 2021.

REFERENCE 6: ENDE Michael, « Momo », Ed. Bayard, Paris, 2009.

REFERENCE 7: HONORE Carl, « Eloge de la lenteur », Ed. Marabout, Vanves Cedex, 2013.

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