« Le sac noir, c’est fini. »

« Le sac noir, c’est fini. »

Posté dans : Carte blanche 1
Une approche littéraire de la nouvelle taxe sur les sacs poubelle, en vigueur à Lausanne depuis le 1er janvier 2013.

Le tic-tac de l’horloge semble faiblir une seconde sur deux : d’abord un tac sonore, puis un tic peureux. A chaque tic, Urs espère un peu qu’elle va s’arrêter pour de bon. Mais non. Elle reprend, son mouvement de balancier toujours régulier, jamais vaincu. Parfois, elle grince, aussi. Le bois autour de sa figure monumentale semble craquer, comme une toux gênée avant un propos délicat. Urs imagine parfois que c’est le bois sous le pendule qui craque, le parquet élimé et irrégulier qui s’ouvre enfin, engouffrant la masse immobile et brune, et qu’un dernier tic-tac offusqué, dissonant, sortira des entrailles de la terre pour protester contre cette infamie. Il l’abhorre, et pourtant l’horloge le rassure depuis de nombreuses années. Peut-être que s’il entendait son croassement une dernière fois, chez les Pahud un étage plus bas, il serait parcouru d’un frisson glacial, dû à la crainte d’avoir perdu quelque chose pour toujours. Peut-être aussi que ses pensées ne seraient plus là ? A force d’avoir ce rythme en tête, tout le temps, à la maison, est-ce que ce mouvement binaire n’est pas devenu sa pensée-même ?

Urs ouvre les yeux, chasse cette idée désagréable. Avec un léger grognement, il redescend son cardigan sur son ventre tendu. La saucisse aux choux de midi gargouille délicieusement dans son estomac. Et en entendant l’armée de petits bruits qui parsème le bas de son ventre (ce qu’il identifie comme son intestin, comme ça, à vue de nez, car il se connaît bien), Urs va bientôt pouvoir prendre son journal et aller aux toilettes. Il recroise les mains sur la laine de son habit, satisfait. Ces derniers jours, il était un peu constipé, et ça l’a chagriné. L’idée de pouvoir retrouver son rythme fécal habituel le remet en joie. Il se dit que la semaine se place décidément sous les meilleurs auspices. Jeudi, il ira boire un thé et déguster une pâtisserie avec Marc, son ancien voisin, aux alentours de 16h. Marc et lui avaient fraternisé il y a quelques années, lorsque que Urs habitait dans un autre quartier de la ville. Ils avaient remarqué qu’ils lisaient le même journal le jour où le facteur avait négligé de le distribuer dans leur boîte à lettres. Il ne restait qu’un exemplaire défraîchi et sale dans le hall d’entrée de l’immeuble. Marc rentrait de l’extérieur et Urs était descendu pour relever son courrier. Marc avait ramassé le journal et tirait une drôle de tête, en disant qu’avant, ce genre de choses n’arrivaient pas. Qu’au contraire, le journal arrivait toujours régulièrement dans sa boîte à lettres, sans faillir. Urs avait acquiescé, et la conversation s’était engagée entre les deux hommes, révélant rapidement une entente et une connivence à côté de laquelle il aurait été dommage de passer. Depuis, Urs et Marc sont restés amis. Ils ne sont plus voisins: la vie, qui peut être cruelle, en a décidé autrement. Mais ils se voient aussi régulièrement que possible. Ils aiment à partager leurs points de vue sur les choses du monde, sur le fonctionnement des pouvoir publics, sur l’éducation… Urs ne s’ennuie jamais avec Marc. Il a l’impression d’être face à un frère. Ou mieux, se dit-il parfois malicieusement, à un autre lui-même.

La lumière commence à baisser dans le salon d’Urs. Ce n’est pas encore le printemps, et le soleil a encore un peu de peine à s’imposer. Urs enclenche la petite lampe à pied qui est à côté de son fauteuil. L’habile disposition de son intérieur lui permet ainsi de lire confortablement assis, et de plus la lampe éclaire aussi subtilement, d’une belle lumière chaude, le tableau qui se trouve sur le mur juste à côté. Urs regarde avec plaisir la scène de chasse qui entre dans cette lumière : il aime contempler l’enthousiasme des chiens de courre qui se lancent, depuis la gauche de l’image, dans une cavalcade presque sauvage derrière le renard qui tente de fuir à droite du cadre. Les chevaux et leurs cavaliers suivent les chiens de près, les hommes portant un bel habit rouge sombre. Les mouvements et l’énergie de la chasse sont singulièrement bien rendus, trouve Urs. Marc a aussi complimenté, plusieurs fois, ce tableau. Ils ont vraiment les mêmes goûts.

Au loin, alors qu’Urs continue à regarder son tableau, il entend les bruits de la ville se manifester, de plus en plus forts. Il regarde sa montre. Il est 18h10. Les grincements métalliques et lourds des camions se rapprochent. Le brouhaha, encore assez léger pour l’instant, semble distraire Urs de son tableau. Il laisse derrière lui les chiens, les chevaux et le renard, et se lève pour aller à la fenêtre. Il pousse le rideau devant sa vitre, pour mieux voir l’extérieur, car il fait déjà bien sombre dehors. En haut de la rue, il voit les camions poubelles et les éboueurs arriver, se criant les uns aux autres ce qu’il imagine être des directions, des ordres ou des blagues, qui sait ? En tout cas, ils s’activent, et prennent les conteneurs colorés en vert (les bruns et les gris, ce sera pour un autre jour, ils n’ont d’ailleurs pas été sortis sur le trottoir), les accrochent devant la bouche béante du camion, et laissent ce dernier soulever les conteneurs pour mieux avaler et broyer la ribambelle de sac blancs et verts qui coulent dans sa gorge gourmande. Ah, ils font ça vite et bien, se dit Urs. Ce sont vraiment de sacrés professionnels. Le camion avale les entrailles des conteneurs un à un, et se retrouve rapidement devant le petit immeuble d’Urs. Les éboueurs, en plaisantant les uns avec les autres, s’emparent du conteneur vert estampillé n°13 (un chiffre porte-bonheur, s’était dit Urs avant de déménager dans son appartement), et le donnent en offrande au goulu camion. Le camion accepte le présent, le soulève et déverse son contenu. Le conteneur redescend alors sur terre, et est accompagné par un éboueur dans son enclos.

Mais Urs, depuis sa fenêtre, est tout à coup pris d’un hoquet. Au milieu des sacs blancs se trouvent, nichés là comme deux vilains champignons, deux sacs noirs brillants. Le camion commence à mâcher son repas, mais un des éboueurs, vigilant, demande de stopper immédiatement la mastication. Urs a le cœur qui bat. Les sacs noirs ont été vus. Les deux éboueurs se regardent. Ils regardent ensuite le chauffeur, qui les observe depuis son rétroviseur. Ils doivent le faire. Les avertissements ont été affichés sur les portes d’entrée de l’immeuble pendant deux semaines de suite. Les gens savaient. Le sac noir, c’est fini. F-I-N-I. La mort dans l’âme, mais professionnels, ils se résignent. L’un d’entre eux monte dans la benne du camion, et passe les deux sacs incriminés à son collègue. Qui, d’un air un peu penaud, sort un couteau de sa poche (les bougres ont été bien ficelés) et éventre les deux sacs. Urs a maintenant la main crispée devant le rideau. Il sort de son autre main sa paire de lunettes. Le moment est crucial, il ne peut pas se permettre de rater quelque chose. Et le moment semble durer une éternité. En bas, l’éboueur enquêteur fouille dans le premier, puis dans le deuxième sac. Il sort ce qui semble être à Urs des vieux débris de journaux, ou des factures (bravo, mon gaillard, se dit Urs). Il les manipule, puis semble lire sur l’un deux quelque chose, le tendant vers la lumière du réverbère. Son collègue attend, debout auprès de lui. L’éboueur enquêteur lève la tête, regarde son comparse. Puis, après ce qui semble être à Urs une petite minute, il acquiesce. Son collègue tend la main, et prend le bout de papier pour lire à son tour. Il hausse les épaules. Il fait signe au conducteur du camion d’arrêter le moteur. L’enquêteur accroupi se relève. Les deux collègues se regardent tristement, et puis, comme un seul homme, ils se dirigent ensuite vers la porte d’entrée de l’immeuble, le papier à la main. Urs, qui avait le visage écrasé sur la vitre, le décolle pour se rapprocher, vite, vite, de sa porte d’entrée. Il ne verra plus rien, mais il entendra mieux les bruits du palier. Il écoute avec attention. La sonnette bien distinctive du deuxième étage retentit enfin.

Les Pahud. C’était bien sûr les Pahud. Ils sont bohêmes, avait dit un jour Marc en les croisant dans les escaliers. Oui, les Pahud, et leur manque de méthode en tout, leurs enfants et leurs habits colorés. Les voilà pris la main dans le sac, se dit Urs, ravi de son jeu de mots. Il entend la porte se déverrouiller, les bruits de voix se mélanger, les enfants pleurer. Il décolle son oreille de sa porte d’entrée, et va prendre le journal sur sa petite table basse, devant son fauteuil. En une, un article fouillé et très bien écrit, trouve Urs, sur cette taxe au sac et le respect qui lui est dû. Sous peine de certaines conséquences. Mais tout le monde ne se tient pas aussi informé de l’état du monde qu’Urs, apparemment. Son estomac gargouille de manière impétueuse. Ah, se dit-il. Il prend son journal et se dirige vers les toilettes. En fermant la porte des cabinets, il se dit encore qu’ils avaient pourtant été bien prévenus.

Carina Carballo

 

  1. Avatar
    Gab
    | Répondre

    FA-BU-LOUS!!!!!!!!!

Répondre à Gab Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.