Un laboratoire humain

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Un billet en poche pour le Salon Solutions Ressources Humaines 2009 à Genève, je décide d'aller y faire un tour.

A quoi s’attendre? Difficile d’imaginer la tronche d’un salon consacré aux Ressources Humaines. Je pense à de petits attroupements autour d’un conférencier dynamique vantant ses méthodes pour rendre les employés plus heureux et surtout plus productifs; un type improbable qui garantirait que la théorie du rire est la solution contre tous les maux d’un monde du travail de plus en plus critiqué: stress, suicide, dépression, burn-in, burn-out, burn partout quoi… des termes de plus en plus communs lorsque l’on parle du boulot. Je pense à ça dans le train qui m’amène à Genève-aéroport et en marchant le long de l’immense complexe d’exposition où se tient le salon RH 2009. Je ne le sais pas encore mais j’ai l’imaginaire timide alors que je suis sur le point d’entrer dans la démesurée halle 2 de Palexpo.

Me voilà dans une immense cage d’expérimentation. Des tuyaux, par dizaines, squattent le très-haut-plafond. Ceux-ci me semblent prêts à diffuser un gaz euphorisant. Les visiteurs présents ont visiblement déjà eu leur dose. Les visages sont radieux, quel bonheur de pouvoir sortir de son bureau: effet « course d’école » garanti. Ces petites souris guillerettes grouillent entre les stands. Dans ce labyrinthe, le bout de fromage a l’aspect d’une méthode de management, ou d’un outil informatique permettant de gérer le stress. Un gigantesque laboratoire humain. Telle est l’impression que j’ai au milieu de managers cravatés et d’hôtesses sur-maquillées.

« Je travaille donc je suis »

Un stand à l’entrée me conforte dans l’idée que je suis dans l’antre d’un savant fou: l’entreprise Jobs.ch présente son nouveau jouet: le job.adn. Un jeune employé bien rasé, cheveux courts et petites lunettes rectangles m’accueille. Il me montre le site web qui permet de créer un profil plus complet que la concurrence. L’interface comprend un système d’auto-évaluation de 0 à 4 sur des caractéristiques du type: l’aptitude à s’imposer ou encore le degré de motivation pour les promotions. Au-delà des simples compétences habituellement présentes dans un CV (diplômes, expérience professionnelle, etc.), Job.adn ajoute la notion de « culture d’entreprise » des chercheurs d’emploi. « Cela permet à la fois aux candidats de découvrir des traits de leur personnalité ainsi que d’éviter les profils non adéquats pour les départements RH ». Win-win! « Surtout qu’en ces temps de crise, le marché est saturé et les demandeurs d’emploi postulent à toutes les offres qu’ils rencontrent ce qui complique la tâche des recruteurs ». Je questionne sur la terminologie job.adn qui pourrait choquer certains, mais mon interlocuteur n’avait « jamais pensé à cela avant ». L’essence même de notre composition est comparée à nos aptitudes de travailleurs. « Je travaille donc je suis? » demandait le numéro 16 de Philosophie magazine en reprenant Descartes1. À méditer. J’interroge sur le fait qu’un profil ADN est fixe mais que celui d’un employé peut évoluer: « Personnellement, et ça reste entre nous, je ne crois pas possible de changer les gens ». Je prends sa carte et continue l’exploration.

« stressBook »

Attroupement à vingt mètre: j’y cours. L’exposant Track International a un slogan qui contraste avec le pessimisme de mon premier interlocuteur: « Developping People > Advancing Business ». Il est 12h15, heure de la présentation de leur logiciel VILT (Virtual Instructor Led Training). Cet outil a pour but d’améliorer la gestion du stress des employés. Une démo commence, menée par un blond Suédois aux dents blanches impeccables. Le logiciel est collaboratif, il faut se connecter à un moment précis avec d’autres petits camarades stressés. On se voit dès lors grâce à des webcams et on répond à des questions pertinentes: « Quel animal voudriez-vous être et pourquoi? Un chat pour pouvoir dormir toute la journée! (rires) ». L’avantage ultime de ce petit outil, c’est qu’on peut l’utiliser à la maison (« en pantoufle »). Fini d’emmerder tout le monde au boulot avec ses problèmes. Le stress au travail est un fléau certes, mais c’est une faiblesse individuelle. De plus, l’outil est un jeu divertissant et permet de se faire des amis. Les réseaux sociaux ont la côte, stressBook est dans la place. J’en ai assez vu.

Les managers honnêtes sont très gentils

Une conférence a attiré mon attention sur le programme des festivités: « Les managers honnêtes profitent aux entreprises, c’est prouvé! ». Il y a foule au lieu dit « forum pratique 1 » pour la présentation-clé de cette journée. L’exposé a déjà commencé. Deux universitaires section « psycho » nous résument le procédé utilisé pour leur recherche: des étudiants volontaires ont participé à une expérience dans laquelle ils devaient jouer au manager et pouvaient gagner réellement de l’argent. Conclusion: « les managers honnêtes sont d’avantages enclins à dire la vérité à propos des résultats de leur entreprise, même si cela à un impact négatif sur la conclusion de contrats ou sur leur propre rémunération ». Les managers honnêtes sont … très gentils. Vive la science. Et utiliser des étudiants pas encore construits socialement au monde du travail (encore moins à celui des managers) pour leur faire jouer ce rôle est sûrement très représentatif. Couplé à un discours de type « en ces temps de crise », ce genre d’exposé à pour effet d’individualiser les problèmes dans la finance. Le souci n’est donc pas à chercher dans l’organisation ou le système.

Il est temps de m’échapper du labo. Sur le chemin de la sortie, je passe à côté d’autres conférences. Sur ma gauche, j’entends: « Il y aussi la représentation dite du chapeau mexicain… ». Sur ma droite: « Fermez les yeux et pensez à votre bouche… ». J’accélère le pas avant que le gaz ne soit diffusé. Dehors l’air est frais et l’autoroute bruyante. Un avion décolle devant moi. Où va-t-il? Une île au loin, déserte, personne, pas d’employés tentant d’en gérer d’autres. J’ai l’imaginaire fertile en sortant de la démesurée halle 2 de Palexpo.

1Cogito, ergo sum (« Je pense donc je suis ») dans le Discours de la méthode (René Descartes, 1637)

(crédit photo: Flickr/Creative Commons – ed_welker)

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Loïc

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