Montreux Jazz, et la beauté des diasporas

Montreux Jazz, et la beauté des diasporas

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Parfois, la musique nous fait voyager. Au Montreux Jazz, on trouve non seulement la musique, mais aussi les compagnons de route. Pour peu qu'on réponde à l'appel, ils se révèlent souvent être les meilleurs guides qui soient.

Je ne me rendais pas véritablement compte d’où j’allais, en cette belle soirée de juillet. Un peu naïvement, je croyais me rendre sur les bords du Léman, dans ce festival de Jazz niché au milieu des vignes et des palaces, pour admirer sur scène le roi de la bossa nova, Gilberto Gil. Mais je faisais erreur.

Je l’avoue, je ne vis rien venir. Habitué du Montreux Jazz depuis quelques années déjà, j’étais arrivé sur les lieux comme en terrain connu, pour ne pas dire conquis. Ce vigoureux accent vaudois en tapis sonore, je retrouvai sur les quais tous ces vieux notables de la riviera, calcinés aux UV, en petits mocassins et pantalons blancs. Je ne pouvais pas me sentir plus en Suisse. Et pourtant.

En entrant dans l’auditorium Stravinsky, il faisait trop sombre pour que je passe en revue mes compagnons de spectacle. Tout au plus m’avaient-ils l’air un peu vieux, peut-être bon vivants. Heureux, surtout. Et il y avait de quoi: à peine joués les premiers accords de guitare par Gilberto Gil et son compagnon Caetano Veloso, je sentais mes yeux fermer boutique et le sourire me grimper jusqu’aux oreilles.

Crédit photo: MJF
Crédit photo: MJF

C’est à peu près à ce moment-là que les deux mélomanes enfilèrent leur casquette de pilote de ligne et annoncèrent le décollage. Sans avoir été prévenu, je quittai le sol suisse. J’embarquai pour un vol intercontinental, une croisière transatlantique, sans escale, direction le Brésil.

C’est au premier intermède que j’en pris conscience, lorsque les artistes, le plus naturellement du monde, s’adressèrent au public en Portugais, et que celui-ci, le plus naturellement du monde, répondit d’une seule voix dans la même langue. Trop habitué dans mon adolescence à faire semblant de comprendre les artistes plaisanter sur scène, je vis bien que ces spectateurs-là ne jouaient pas la comédie. Les masques étaient donc tombés : j’étais entouré d’un auditoire brésilien pur bois. Des exilés? Peut-être. Mais des brésiliens tout de même.

Un peu partout dans la foule, on chantait par cœur morceau après morceau, avec tantôt un accent de Bahia, tantôt de Rio (voyons donc, bien sûr que je reconnais les accents…). Ça et là on esquissait des pas de danse tous droit sortis des clubs d’Ipanema. Et puis, il y eut cette dame du premier rang qui, au moment où retentit le morceau «Terra», apparut en larmes, les yeux fermés, sur les écrans géants. Le mal du pays, sans doute. «Saudade», comme on dit là-bas.

Je réalisais alors que, derrière les portes closes de l’auditorium Stravinsky, Gilberto et Caetano venaient de rétablir un semblant de cordon ombilical entre mes compagnons de spectacle et la mère patrie. Pour une heure ou deux, ils oublieraient leur réalité suisse, et renoueraient un peu avec leurs pays de cœur. Dans la foulée, moi, au milieu de cette foule vert-jaune-bleu, je voyagerais un peu. Ce p’tit bout de parquet montreusien se muait ainsi en parcelle de territoire brésilien le temps d’un concert.

Je ne puis le cacher, je me sentis mal à l’aise l’espace d’une seconde : qu’est-ce que je faisais là, moi, le jeune gringo incapable de prononcer «tudo bem», à importuner ces gens qui visitaient tranquillement leur pays? Fallait-il donc que cette Suisse pas toujours très exotique les poursuive jusque dans leur recueillement musical? Qu’à cela ne tienne, on me remit bien vite sur le droit chemin: les sourires amusés ne cessaient de fuser dans ma direction, l’air de dire «alors bonhomme, on est pas bien chez nous ?». Ils voyaient bien que j’étais sur un petit nuage, et ils n’étaient pas peu fiers et heureux d’en être les héritiers, du petit nuage.

Caetano Veloso et Gilberto Gil  (Photographe : (C) Lionel Flusin)
Caetano Veloso et Gilberto Gil
(Photographe : (C) Lionel Flusin)

C’est là, je crois, que je pris conscience de toute la beauté des diasporas. Et de toute la chance que j’avais de vivre dans un pays qui en a à revendre. Sans avoir quitté mon bout de canton, je me voyais offrir une chambre avec vue sur le Brésil, et par là même, un cours de langue, un cours de danse, un cours d’attitude et de sensibilité. Un cours de vie, quoi. D’une autre vie, différente de ce que la Suisse m’avait toujours laissé voir. Sans que j’aie eu à traverser la moindre frontière, ces gens autour de moi me rappelaient qu’ailleurs, on agit, pense et rêve différemment, et m’en livraient un échantillon gratuit.

Et surtout, ils me rappelaient qu’ils n’avaient pas oublié. Qu’à côté de tous les liens qu’ils avaient pu nouer avec la Suisse, ils conservaient cet attachement indicible à leur terre de cœur. Et malgré toute l’indifférence que les locaux pouvaient témoigner à leur culture, si éloignée vue d’ici, eux ne s’en détournaient pas, bien au contraire. Ils l’entretenaient en eux discrètement, comme un jardin secret. Peut-être dans le timide espoir qu’ils pourraient un jour y inviter un ami suisse.

En cette belle soirée de juillet, j’avais le sentiment d’être cet ami-là. Gilberto, Caetano et les autres m’avaient ouvert le portail, et me guidaient tranquillement de Porto Alegre à Belém, sur de beaux airs de bossa nova. Je me sentais chanceux. Privilégié à vrai dire. C’était comme si, depuis des années, un pays tout entier passait chaque jour devant une porte sans jamais y entrer. Et que, moi, subitement, j’en avais franchi le seuil. Un veinard, je vous dis.

Lorsque la musique s’arrêta, que les lumières se rallumèrent et qu’il fallut sortir, quelques sourires complices me murmurèrent ce qui ressemblait à un «reviens quand tu veux, amigo». Autant dire que l’invitation n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd. Je regagnai le sol suisse, et retrouvai les notables en pantalons blancs, les oreilles vibrant encore à la guitare du grand Gilberto.

En regardant autour de moi, je me dis alors que ce bout de rive lémanique plein d’énergie n’était pas juste un festival de Jazz. C’était aussi un grand embarcadère, un grand terminal, dans lequel la programmation faisait office d’agence de voyages estivale. J’avais choisi ma destination, on m’avait délivré un boarding pass, la musique fit le reste. En repensant à tous ceux qui avaient refusé de venir cette année parce que les billets étaient trop onéreux, je me dis en moi-même: pour un transatlantique, ça n’avait pas coûté si cher.

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