CdL 4 : Max cesse d’attendre, et sort enfin de chez lui.

Posté dans : Feuilleton 0
Où l'on constate que si le romantisme n'est pas mort, les grandes amours contrariées non plus.

Pour la trente-septième fois depuis qu’il était rentré à l’appart’, Max cliqua avec détermination sur le petit bouton « Relever le courrier » de sa messagerie. Puis, comme les trente-six fois précédentes, il vérifia l’état de sa connexion, les voyants de son routeur, ouvrit un onglet et tenta d’accéder à un moteur de recherche bien connu, obtint une page d’accueil qu’il ferma immédiatement, soupira, s’avachit sur sa chaise, étirant sur son début de bedaine le smiley orange qui ornait son t-shirt, saisit d’une main distraite une poignée de bonbons qu’il mâchouilla sans les goûter, et s’apprêta à réitérer les opérations. Il était très exactement vingt heures quarante-quatre, un vendredi soir. Trois semaines très exactement qu’il avait envoyé son message. Et trois semaines qu’il n’était sorti de chez lui que pour aller travailler, à quelques exceptions près.

Samuel était passé en coup de vent pour manger un morceau avant de partir pour une before quelconque.
« Tu ne sors pas ce soir, j’imagine ?
-Non, je… J’ai quelque chose à faire.
-Hm-hm. »

Samuel avait son air narquois devant la messagerie ouverte. Il fallait que Max se sorte, déclara-t-il, ça ne servait à rien de traîner devant l’ordi comme ça, si elle avait voulu répondre, ce serait fait depuis longtemps, quoi… Il avait deux téléphones sur lesquels vérifier ses e-mails, en plus, gros geek qu’il était alors si jamais il pouvait suivre tout ça depuis n’importe quel bistrot, en buvant quelques tequilas qui lui feraient le plus grand bien.

Max faillit protester, jeta un oeil dans le miroir qu’il avait fixé au mur de sa chambre, vit un vingtenaire bien tassé, mal rasé, habillé comme un gymnasien des années 00, qui tenait de surcroît une souris dans la main droite et dont la gauche tripotait compulsivement un téléphone portable, et finit par baisser la tête. Pas étonnant qu’elle n’ait pas répondu. Max se leva, éteignit sa machine. Samuel lui envoya son sourire estampillé « alors tu vois ? », et Max grimaça en réponse. « Je ne sors quand même pas », lança-t-il d’une voix où le mesquin l’emportait d’une tête sur le maussade. « Je suis pas un gros geek ». « Ohlala ! Me voilà condamné à m’en vouloir pour toute la soirée – que dis-je, pour tout le week-end ! Bonne soirée, alors, vieux. Essaie de résister à la tentation de t’amuser un peu, on ne sait jamais. », lança Samuel à la porte qui se fermait derrière lui. Max ralluma sa machine. Et relut le message qu’il avait envoyé à Millia :

Parce que j’ai passé trois heures avec toi aujourd’hui, mais que je me suis dit que ce serait jamais suffisant.
Parce que tu te poses les mêmes questions que moi, et que tu veux bien passer le temps qu’il faut à m’expliquer tes réponses.
Parce que tu as vécu, parce que tu vis, parce que tu cherches encore.
Parce que tu ne sais rien, mais tu penses tout.
Parce que, j’ai beau ne pas le dire, mais ça fait un moment que c’est pour toi que j’écris.
Parce que je suis un gros naze, pas très mignon, mais que mon coeur est gros comme ça.
Parce que quand tu ris, ça me réchauffe.
Parce que dans ma vie de folie tu es ce qui me semble le plus sain d’esprit, le plus apaisant, aussi.
Parce que ce matin, si je tremblais, c’était pas de froid mais d’émotion.
Parce qu’il y a des choses qu’on ne peut pas expliquer, mais qu’elles sont belles quand même.
Parce que j’ai jamais tendance à dire ce que je ressens, mais que c’est important à ce point.
Parce que j’arriverais jamais à te dire ça en face sans tomber dans les pommes.
Parce que, parce que rien en fait, parce que j’ai juste envie de te connaître mieux,
Je t’écris cette lettre.

J’ai pas grand’ chose à t’offrir à part des mots, mais j’en ai plein, et je veux bien les mêler aux tiens et voir où ça nous mène, si tu penses que ça peut te plaire.
Millia, tu es merveilleuse.

Avec toute mon affection,
Max

Il la revit, avec ses yeux bleus électriques et son regard qui était pour lui une source d’indicible frisson. Il se remémora l’euphorie de ce fameux rendez-vous où ils avaient parlé, trois heures non-stop, de sujets aussi variés que le changement de sexe, l’impossibilité de traiter les relations amoureuses autrement que comme des problèmes de mathématiques, et l’existence probable d’une phrase simple permettant à la personne qui la prononçait d’être excommuniée non pas une, mais plusieurs fois de l’église catholique. Ils en étaient arrivés à « Comme vous m’avez dit en confession, Madame, que votre plus cher désir est de devenir Evêque, je vous ordonne en tant que telle aujourd’hui même », qui valait trois excommunications automatiques, ce qui était pas mal. Et puis elle était partie, et il lui avait écrit ce message. Elle n’avait pas répondu. Ils s’étaient croisés, quelques fois, depuis. De ces inscrutables rencontres, Max ne se rappelait que le trouble qui avait paralysé les mots dans sa gorge. Jusqu’à ce qu’ils se disent à peine bonjour, il y a quelques jours, et qu’il prenne immédiatement la fuite.

Il se laissa un moment porter par la légèreté ouatée de l’apitoiement sur soi-même, et trouva un certain réconfort dans l’idée qu’à défaut d’avoir du succès auprès de Millia, devenir un loser magnifique, seul dans un monde qui ne le comprend pas, lui plairait peut-être – avant de se rappeler qu’il n’avait de magnifique que la coque transparente et fluorescente de son ordinateur qui, s’il contenait effectivement un aquarium en USB où deux petits poissons vivaient des jours paisibles et psychédéliques, ne faisait pas nécessairement de lui Gatsby.

Machinalement, il jeta un oeil par la fenêtre. Quelques étudiants tessinois, parlant fort, montaient vers la vieille ville et ses bars, et leurs rires lui remirent un peu les idées en place. Ce n’était qu’un râteau. Un beau râteau, manche en chêne, et dents en inox. Ce n’était pas son premier, et s’il faisait un peu mal, c’était juste parce qu’il avait une haute opinion de ses petites phrases, et qu’il pensait qu’ils avaient partagé ce matin-là quelque chose de plus qu’un bon moment dans le mépris partagé des religions organisées. Mais il fallait qu’il se rende à l’évidence, aussi : c’était tout. Il avait tout bonnement perdu trois semaines à espérer quelque chose qui ne se produirait jamais que dans sa tête. En même temps, le monde ne semblait pas non plus se diriger vers une réplique queer du pays des Bisounours, et pour ça au moins, il s’était fait une raison.

Il se leva, appela Samuel, lui lança « On va au XIII » sur un ton qui n’admettait pas de réplique, enfila un blouson trop grand pour lui, sortit de l’appartement, appela l’ascenseur, fit un détour pour caresser la tête de la vénérable statue de l’Homme Vert des Esotéristes qui logeaient au 42, et sortit affronter le froid d’avant la tequila.

Articles similaires

Arnaud

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.