CdL 61 : Histoires ordinaires

CdL 61 : Histoires ordinaires

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Les Chroniques de Lausanne - chapitre 61 : Où l'on parle des petite et grande histoires, ainsi que de truffes.

photosCdL61Résumé des épisodes précédents : Emilien, Amandine et Anne sont à la recherche de Sal, et Anne a eu l’idée d’aller demander de l’aide à un vieil ami historien.

« Etudier l’Histoire, avait commencé Pascal devant une tasse de son habituel thé des moines rehaussé à sa manière d’un mélange d’épices qu’elle n’avait jamais réussi à lui faire avouer, ce n’est pas – du moins, ça ne devrait pas être – étudier le destin des puissants et des têtes couronnées et de passer à autre chose. »

Le vieil historien s’enfonça un peu plus profondément dans sa chaise, son petit chien ronflant comme un goret sur les genoux. Le sourire d’Anne observait la scène avec une certaine émotion, notant chaque nouvelle petite ride ou cheveu blanc de son vieil ami. Il avait l’air d’avoir maigri, un peu, sous ses éternelles vestes de tweed, mais ses yeux noisette pétillaient encore d’une polissonnerie amusée qui lui donnait des airs, à 60 ans passés, d’adolescent lunaire et un rien cabotin lorsqu’il s’adressait au petit public qui buvait son thé sagement autour de son guéridon.

« S’intéresser uniquement à l’Histoire des grands de ce monde, c’est comme résumer Facebook à Zuckerberg, c’est à la fois totalement inutile, et d’un indépassable ennui facilement résumable : un type riche a eu une idée, l’a vendue, et a ensuite passé sa vie à la vendre plutôt que de chercher d’autres idées. Assommant… Bonaparte avait fait le même coup il y a des siècles. »

Il prit une gorgée de thé en souriant, mesurant son petit effet sur une Amandine qui le dévorait d’un regard qu’Anne ne reconnaissait que trop bien. Ils avaient dû rire, tous les deux, en préparant le thé, il avait dû lui raconter quelques épisodes de sa jeunesse, grossissant certaines anecdotes jusqu’à la fiction complète. Elle en était presque jalouse.

« Par contre, s’intéresser aux gens, au peuple, aux anonymes, à ceux qui font avec ou sans les grandes idées, s’intéresser à la mémoire, plutôt qu’à l’histoire et aux petites phrases, c’est comprendre vraiment l’Histoire. Si on y regarde de plus près, à un niveau tout à fait global, l’Histoire ressemble beaucoup plus à l’histoire de quelques losers qui se plantent plus souvent qu’ils ne réussissent et qui s’acheminent bon an, mal an, vers une mort qui ne changera au final pas grand’ chose à un cran supérieur de l’échelle. Un séquoia millénaire se contrefout de toutes les saletés qui se sont passées en Amérique depuis qu’il était une toute petite pousse. C’est plutôt rassurant – du moins à mon âge. Evidemment, ça ne fait pas vendre des livres, mais une fois qu’on a fait une croix sur la postérité, on peut se permettre d’imaginer. »

Il poussa un soupir, exagéré à outrance, qui fit lever le museau à Loki, pourtant habitué aux penchants dramatiques de son maître.

« Alors un jour, il y a environ 15 ans, je me suis mis à photographier les gens, tout le monde, de loin, de près, la ville, ses bosses, ses trous, ses travaux et ses friches. J’avais besoin de me promener souvent, pour le dos, et puis cette créature a eu quelques soucis d’ordre gastrique qui nous forçaient à organiser plus de sorties que strictement nécessaire. »

« Vous parlez du chien, ou d’Anne ? », l’interrompit Emilien. Amandine explosa de rire dans sa tasse de thé. Anne lui jeta sa petite cuillère au visage. Le vieux professeur sourit en coin, attendant que l’incident retombe, comme il le faisait lorsque dans ses séminaires un fou rire éclatait.

« J’ignore qui est ce jeune plaisantin, ma chère, mais je dois lui reconnaître un certain sens de la répartie. Où en étais-je ? Ah. Oui. J’ai donc photographié des années et des années de Lausanne, sur papier d’abord, et puis je suis passé au numérique, non sans mal. »

« Il a suffi que tu débarrasses un mètre-carré de table pour y poser un ordinateur, j’espère que tu n’en fais pas encore une maladie. », rétorqua Anne.

« Comme je le disais avant d’être assez grossièrement interrompu par cette Mary Mallon numérique qui m’a infecté avec ses babioles, j’ai abandonné l’argentique pour un système plus sage… Oui ? »

Amandine avait levé la main sagement, avant de se rendre compte qu’elle n’était pas exactement en cours, de l’abaisser et de rougir comme une pivoine. D’une toute petite voix, elle demanda « Qui est Mary Mallon ? »

« Mary Mallon, ou Mary Typhoïde, était la première porteuse saine connue du virus du typhus aux Etats-Unis. Ironie de l’histoire, elle était cuisinière de profession et a infecté un peu plus de cinquante personnes (tout en conservant une santé de fer). On utilise encore son nom pour parler des gens qui emmènent avec eux des choses indésirables. Comme le sacrifice d’ un mètre-carré de table parfaitement bien rangée. »

« Cette flatteuse comparaison mise à part, rétorqua Anne, je regrette mon cadeau et t’informe que les truffes de Noël prochain seront séquestrées par les autorités sanitaires, et ne te parviendront pas avant d’être agréées par les autorités compétentes. »

« Non ! Pas ça ! Tu ne priverais quand même pas un vieillard presque cacochyme de l’un de ses derniers plaisirs terrestres ? »

« Tu promets de cesser de te plaindre de ce joli petit ordinateur – dont j’ajouterai d’ailleurs qu’il a été remplacé en moins de six mois pour un modèle plus performant ? »

« Oui, il a été remplacé par un plus jeune. Œil pour œil. »

Anne éclata de rire. Elle avait toujours pensé que son départ de la vie de son prof ne lui avait causé aucun inconfort particulier, mais il pouvait avoir mal pris le fait de la voir traîner avec Thierry, ou simplement feindre de l’avoir mal pris, en toute mauvaise foi.

« Touché, Professeur, concéda-t-elle. Et pourrions-nous jeter un œil sur vos récentes photos, sous votre bienveillante supervision ? »

« J’aurai des truffes pour Noël ? »

« Je les adresserai à Loki. »

« Mon Dieu non, je crois que ses problèmes gastriques venaient déjà du chocolat, à l’époque. »

Anne serra la main de son vieil ami, qui posa délicatement le petit Carlin par terre, et s’en fut chercher son ordinateur.

« Alors comme ça, tu fais des truffes ? », demanda Emilien.

« Ouais, elles sont trop bonnes ! », répondit Amandine en glissant subrepticement un petit morceau de Läkerli à Loki.

« Malheureusement elles ne sont pas pour les petits plaisantins. », conclut Anne. Son sourire lui reprocha un instant sa sévérité, mais Noël était loin. Elle pourrait lui pardonner plus tard. Un peu de vindicte, lui avait toujours dit Pascal, n’avait jamais fait de mal à qui que ce soit.

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