CdL 60 : Emilien et le mentor

CdL 60 : Emilien et le mentor

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Les Chroniques de Lausanne - chapitre 60 : Où l'on rencontre un mentor.

Ancient TomesRésumé des épisodes précédents : Après un passage rapide et fort peu fructueux à la Riponne, Anne a décidé d’emmener Emilien et Amandine chez une vieille connaissance qui pourra peut-être les aider à localiser Sal.

Dans ce petit immeuble de la rue du Tunnel, Emilien, Anne, et Amandine avaient pris l’ascenseur jusque tout en haut, débouchant sur un palier illuminé par un œil-de-bœuf qui faisait danser quelques volutes de poussière déplacées par leur pas. Anne connaissait manifestement l’immeuble comme sa poche, entraînant ses deux compères vers l’une des deux portes avant de faire résonner une sonnette manifestement fêlée qui faisait le bruit clinquant et feutré d’une poêle de faible diamètre heurtée par une cuiller en bois.

Au bout de quelques secondes la porte s’ouvrit, laissant émerger un petit homme à qui le mot « replet » ne faisait que partiellement justice. Tout en lui respirait un épicurisme fait de crème et de viandes grasses, sa peau luisante, s’étendant de son premier menton jusqu’au somme d’un crâne dégarni respirait le bon cholestérol et les petits-déjeuners durant d’une à deux heures. Au milieu de la sphère presque parfaite de son visage, deux yeux bleu fade constamment en mouvement semblaient prendre note de chaque détail, aussi insignifiant fût-il.

En un instant, il avait détaillé ainsi Emilien et Amandine de la tête aux pieds avant de serrer longuement et vigoureusement une Anne rayonnante dans ses bras grassouillets. Elle était un peu plus grande que lui, mais dans ses bras, elle s’était métamorphosée en petite fille rieuse.

« Ah, voilà ce que j’appelle un câlin, un vrai. Comment vas-tu, jeune effrontée ? Et que viens-tu faire dans cet antre de désolation et d’opprobre académique ? »
« Tu sais ce qu’on dit, on a toujours besoin d’un plus puni que soi… »
« Je ne suis pas puni, je suis « en congé scientifique », c’est-à-dire que j’ai le droit d’aller montrer ma bobine partout sauf dans ma vénérée Université… »
« Toujours pas revenu en grâce ? »
« Penses-tu… Qui aurait cru que traiter le doyen de la faculté de bureaucrate stalinien aurait jeté ainsi sur moi toute cette peine… Je voyais plutôt ça comme un compliment, en plus… Je ne sais pas si c’est le bureaucrate ou le stalinien qui lui a déplu… »
« S’il n’y avait que ça… », ironisa Anne.
« Peut-être était-ce ma suggestion qu’il était éventuellement possible qu’il ait truqué quelques archives dans son dernier bouquin. Toujours est-il que je ne suis plus en odeur de sainteté au sein de ton école, ma petite, et qu’à moins que tu ne cherches quelqu’un pour l’expertise de ton mémoire qui énerve vraiment ton directeur, je ne puis t’apporter un soutien qu’exclusivement moral. Enfin, comme disait un ancien président du Conseil de la quatrième république : « Il n’est pas un problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout ». »
« Ah-HA ! » s’exclama Amandine. « Je savais bien que t’avais pas appris à parler comme une intello toute seule ! J’ai trouvé ton secret ! »
« Et que vient faire cette impertinente péronnelle sur mon palier pour me tenir pareil langage ? Et ce garçon ténébreux, tant que nous y sommes ? Serait-ce le tristement célèbre Thierry dont j’ai si peu entendu parler avant qu’il ne te ravisse ? »

Anne rougit un peu à la mention du prénom de son ex. Emilien ne savait rien de lui, sinon qu’il bossait dans une banque, mais manifestement il y avait du drama dans l’air – ce qui n’était, au final, pas pour lui déplaire.

« J’ai dû, me connaissant, commettre une balourdise, que nous mettrons, au choix, sur le compte de mon embonpoint ou de ma congénitale imbécillité. De cette expérience, cependant, nous retiendrons à défaut d’une conversation lisse, qu’il est de bon ton de présenter nos compagnons au plus vite… » puis, tendant une main lisse et légèrement moite à une Amandine pendue à ses lèvres : « Je m’appelle Pascal Ledrieux, enchanté. »

Amandine fit une petite révérence et se présenta suivie d’Emilien qui fut surpris que la main de l’homme ne glisse pas immédiatement dans la sienne, comme une motte de beurre.
« Mais rentrez, rentrez, mes enfants, et laissez-moi vous infuser quelques petites feuilles avant que nous ne nous lancions dans le projet à l’œuvre ce dimanche. Loki dort quelque part au salon, essayez de ne pas le réveiller, il est encore plus arthritique que moi, pauvre ami. »
« Je peux vous aider ? », proposa Amandine, ravie.
« Très bien, laissons là les adultes et partons en quête de feuilles à infuser et de galettes. »

Anne fit un signe de tête à Emilien, qui la suivit à travers un dédale de couloirs rendus bien trop étroits pour leur principal occupant par des mètres et des mètres de bibliothèques semblant s’étendre à l’infini dans un désordre faisant chevaucher un incunable de Rabelais sur une édition en poche toute cornée de Vipère au Poing et d’un catalogue IKEA datant d’au moins 10 ans. Lorsqu’un rayon avait été épargné par la mare de papier, il était pris d’assaut par de vieux cartons à banane dont certains trous laissaient deviner pile après pile de photos jaunies.
Le couloir et sa bibliothèque laissèrent soudain la place à un petit salon aux meubles désuets et usés par le temps, qui rappelèrent à Emilien sa première nuit d’hôtel à Lausanne, le sordide et les odeurs en moins. Anne s’attela à rapprocher d’un minuscule guéridon quatre chaises, non sans avoir précautionneusement vérifié qu’aucune n’abritait un animal arthritique… ou une autre pile de livres en équilibre instable. Une fois les sièges installés, elle s’assit en invitant Emilien à en faire autant.

« C’est qui, ce type, alors ? », demanda Emilien.
« C’est un vieil ami. C’était mon prof préféré en première année, il nous donnait l’Histoire Contemporaine. Il a… un point de vue assez rigolo sur la question, mais ça ne lui a pas fait que des amis. On était quatre à suivre son séminaire, qui avait été « oublié » dans la liste des cours de la fac. Il m’a raconté qu’il avait lui-même piraté le site de l’Uni pour effacer un maximum de traces de sa présence, heureusement j’avais une copine qui me l’avait conseillé. On s’est tout de suite entendus, je sais pas trop pourquoi. C’est à cette époque-là qu’il a commencé à s’engueuler systématiquement avec tout ce qui ressemblait de près ou de loin à l’autorité. Evidemment, je me suis retrouvée dans son lit un peu moins de deux jours après les exams, et pendant 2 mois j’ai vécu ici un bouquin et un de ses fabuleux thés à la main. Mais ça pouvait pas durer… Je crois qu’il assumait pas entièrement, et puis c’est à ce moment que j’ai rencontré Thierry. Ca s’est fini tout seul, tout doucement, il en a jamais fait un drame, même s’il a boudé un peu pour la forme, mais je crois qu’il était plutôt content que ça s’arrête, pour retrouver ses petites habitudes et son petit chien, qui n’était déjà pas de première jeunesse à l’époque… »

Anne embrassa l’air une fois ou deux, appelant doucement « Loki, viens voir qui est là ». Un tas de livres sembla soudain s’ébrouer, et le fameux Loki, un Carlin grisâtre tenant à peine sur des pattes vacillantes, traîna un raide arrière-train aussi vite que possible pour venir lécher la main d’Anne en poussant de petits grognements et ronflements. Emilien avait de la peine pour cette boule de poils fatiguée, qui essayait tant bien que mal de se hisser sur ses pattes arrières jusqu’au moment où Anne l’assit prestement sur ses genoux.

« Sale bestiole », lança-t-elle en lui flattant les flancs. « Qu’est-ce que vous avez fait sans moi tous les deux ? Des bêtises, j’espère. » Un ronflement plus fort que les autres sembla la rassurer sur les folles soirées de ses deux ex, et Emilien se surprit à sourire. Ils ne trouveraient sans doute ni Sal, ni Hans, mais il aurait au moins passé un dimanche plutôt sympathique.

A suivre…

Photo CC : James Whitesmith

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