CdL 25 : Sal en visite (2)

CdL 25 : Sal en visite (2)

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Les Chroniques de Lausanne 25 : Où l'on se replonge avec un pincement au cœur dans les années nonante avant de prendre la fuite.

La Voix ronronnait d’aise. Dégoulinant le long de la descente de lit d’Acné, un filet de salive au coin gauche de ses lèvres, Sal remontait péniblement la pente de la réalité. A côté de lui, Acné geignit gentiment, ouvrant ses grands yeux d’un vert passé, semblant chercher, par le hublot, quelque chose du regard, une issue, peut-être, l’espoir de jours meilleurs. De temps en temps, une bourrasque éclaboussait la vitre de pluie, comme pour lui expliquer que le salut ne viendrait pas de l’extérieur non plus. Apparemment convaincu, Acné se leva puis se dirigea vers la petite kitchenette, et brancha une antique bouilloire art déco jaunie par des années de soleil poussiéreux.

Sal inspira, se redressa un peu. Le calme était revenu dans sa vie, le calme, et cette espèce de dégoût penaud d’avoir passé un moment de contact intense avec quelque chose de fondamentalement animal, chaud et humide, charnel, sans y avoir trouvé la moindre attache, comme on se réveille à côté d’un corps étranger sans savoir comment celui-ci est venu échouer entre nos draps. Son pote lui tendit une tasse ébréchée remplie d’un café soluble très fort, qui le réchauffa un moment, accélérant un peu les battements de son cœur, réveillant les démangeaisons sur ses bras maigres qu’il gratta plus par réflexe que par réel espoir qu’un jour les insectes cesseraient de l’agacer.

Un silence introspectif baignait la pièce. C’était le moment où les démons assoupis laissaient la place au vide. Même la toux qui avait roué Acné avant leur escapade s’était calmée. Sal regarda un moment son pote. Sa maigre silhouette s’était récemment voûtée, comme s’il s’était rappelé son âge pendant la semaine que Sal avait passée là-bas, loin de la Riponne. Pour la première fois depuis les deux ans où ils s’étaient partagé la galère, Sal se demanda quel âge avait réellement son pote.

-Paraît que tu n’es plus trop allé traîner là-bas.

-Ouais, souffla Acné, envie de prendre le large, un peu, et puis quelques complications, au fond. Pas envie de parler avec les autres déchets.

-Des complications ?

-Oh oui, deux trois trucs. Rien de bien grave, en fait. Et puis tu étais parti, alors moins besoin de moi là-bas, lâcha-t-il avec un petit rire nerveux.

Sal lui sourit, un peu. L’inscrutable dandy de la Riponne avait décidé de ne rien lâcher. Toutefois, contrairement à la seule fois où Sal était venu chez lui, il ne semblait pas vouloir qu’il parte tout de suite.

-Y a des biscuits sur la table, si tu veux.

Sal entama le paquet de Kambly avec une certaine gourmandise, avant de le tendre à Acné, qui mâchouilla un moment en silence. Petit moment d’intimité, son premier depuis des années sans avoir à penser à demain, à plus loin, aux autres qui allaient lui piquer ses quelques affaires ou à courir après son prochain fix. Son regard se perdit dans la petite chambre, avisant quelques livres qui traînaient, une lampe de chevet cassée et, sur un carton, la photo de deux hommes, assis dans un bar, vêtus de Dockers beiges, l’un en chemise attachée jusqu’en haut, l’autre d’un polo bien repassé, tous deux tirés à quatre épingles, fixant l’objectif avec un sourire satisfait. L’un d’entre eux aurait pu être son pote, vingt ans plus tôt au bas mot. Sal s’approcha un peu, scrutant les yeux des deux hommes. Ce gris-vert, au fond des yeux du premier : C’était bien Acné, vingt-cinq ans peut-être, avant que sa peau ne se distende comme un vieux ballon et que la myriade de petits boutons ne vienne grêler son visage.

-Et c’est qui, l’autre gars ?, demanda Sal.

Instantanément, un éclair fugace, de douleur peut-être, glissa sur le visage de son ami, qui se renfrogna un moment, avant de se raviser.

-Il s’appelait Antoine. C’était… un ami. Quand on était tous les deux, t’aurais dû nous voir, t’aurais dû nous voir, on était les rois de Lausanne. Avec lui, on avait toujours une table, n’importe où. Il connaissait tout le monde. Sa dernière soirée d’anniversaire, il a loué le Capitole, pour tout un samedi soir. Ca lui a coûté une bouchée de pain, je sais pas comment il s’est débrouillé, il roulait pas sur l’or, pourtant. Y avait cinq cents personnes, il connaissait le prénom de tout le monde, et t’aurais vu le monde, t’aurais vu ça…

Péniblement, Acné reprit sa respiration. Sal se leva pour lui servir un verre d’eau qu’il descendit goulument, avant de reprendre.

-Ce soir-là, t’aurais dû voir. Y avait des folles partout, des plumes, des paillettes, ils passaient des vieux Kenneth Anger, tu dois pas connaître, mais à l’époque c’était décadent à l’extrême. Je me souviens tellement bien de cette soirée, le champagne, les bulles, de la dope partout, aussi, mais pas comme aujourd’hui, pas sordide. Ca fait une éternité que j’ai pas parlé de lui. Depuis qu’il est mort, en fait.

-Il est mort ?

-Ouais. Il est mort. C’était pas un ami, en fait. C’était l’amour de ma vie. Il brillait tellement fort, tellement fort. Il s’arrêtait jamais. La soirée au Capitole, il a duré toute la nuit, il a parlé à tout le monde, sans exception. Et moi, j’étais derrière lui. Je crois qu’il m’aimait quand même un petit peu, aussi, tu sais ? Je traînais derrière lui, j’arrivais jamais à le suivre, mais il s’est jamais arrêté pour qui que ce soit à part moi. Il avait des amants à la tonne, mais de temps en temps il venait dormir ici. J’ai toujours pris ça pour quelque chose de spécial, aujourd’hui je sais plus trop mais à l’époque, je pensais que ça faisait de moi quelqu’un d’important pour lui.

Ponctuant sa phrase par un craquement de briquet, une Dunhill au coin des lèvres, Acné soupira un nuage de fumée bleue.

-C’est le SIDA qui l’a eu, à la fin. Celui-là, il aura réussi à le rattraper plus vite que moi. La fête s’est vite terminée, après ça. Les folles ont rangé leurs plumes, lui il était parti, et moi je suis resté à ranger et à revivre les heures folles tout seul dans ma chambre. Moi j’ai eu des amants, aussi, mais aucun d’eux n’a eu la décence de me faire tomber comme lui. Heureusement, il y a les seringues. Il y a les seringues, et bientôt je serai auprès de lui.

La clope était presque consumée. La cendre tomba sur le tapis. Le silence était tel que Sal aurait pu l’entendre s’il n’avait pas pris la fuite immédiatement, pour ne pas que la Voix ne le rende sourd à hurler son chagrin.

A suivre…

Photo CC _underscore

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